Déchets textiles et économie circulaire

Déchets textiles et économie circulaire.

La question de l’avenir des vêtements dont on se sépare nous amène à considérer le rôle des grandes marques à l’initiative de ce qui finit par devenir un déchet textile. C’est à l’industrie de la seconde main, prise dans l’économie circulaire, qu’incombe dans un premier temps la gestion et le traitement des vêtements dont les gens se débarrassent, puis aux pays du Sud global et ses habitant·e·s. La fast fashion, le marché de la seconde main, l’économie circulaire et le colonialisme des déchets sont autant de problématiques qui traversent la question des déchets textiles et que nous tenterons de décortiquer dans cette analyse.

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Cela fait déjà plusieurs années que l’ARC organise des donneries[1] dans le but de permettre « à des publics précarisés de se fournir en vêtements et autres sans grever leurs budgets déjà fort réduits[2]». Mais les donneries, en plus d’être des moments de solidarité, constituent « aussi autant d’occasions de consommer autrement, sans céder à la pression colossale d’une société qui surproduit et nous pousse à consommer et consommer encore sans se soucier des dégâts humains et environnementaux que ce système provoque[3] ». La veille d’une donnerie, les bureaux sont saturés de dons et le travail de tri se lance pour séparer les vêtements en bon état de ceux trop dégradés pour être portés, ou simplement sales, troués. En effet, une des devises de la Donnerie Nomade[4] est de ne pas donner des vêtements que l’on ne porterait pas soi-même. Mais que faire de ces vêtements-là ? Les jeter ? Les recycler ? Les upcycler ?

La question du devenir des déchets textiles constitue le point de départ de notre analyse, qui s’affine au fur et à mesure des recherches pour explorer les mécanismes de l’économie circulaire, et plus particulièrement ceux du recyclage. Cela nous oblige à questionner ce vers quoi nous voudrions tendre en tant que société de manière générale et, plus particulièrement, en tant qu’association qui s’inscrit dans l’économie sociale de par ses activités et certaines de ses finalités. Aujourd’hui, l’industrie de la seconde main doit prendre en compte et gérer les dégâts causés par la fast fashion et essayer de s’y adapter pour limiter la casse. Cette industrie se retrouve également coincée dans des dynamiques globales sur lesquelles elle n’a pas toujours prise. Les solutions proposées sont souvent d’ordre technique et prônent la recherche et l’innovation pour contrôler les conséquences de la surproduction, sans jamais s’y attaquer trop frontalement. Comment gérer nos déchets ? Faut-il tendre vers une économie plus circulaire ? Est-il possible de rendre la mode plus éthique ? La seconde main est-elle la solution à tous nos problèmes ? Comment se vêtir sans détruire la planète ni assujettir ses habitant·e·s ? Autant de questions qui sont nées d’une interrogation très simple : que faire des dons inutilisables ?

Nous tenterons dans un premier temps de parcourir certains enjeux liés à la fast fashion, comme le colonialisme des déchets, qui constitue un enjeu international, avant de passer à une échelle plus locale où nous ferons un état des lieux de la gestion des déchets textiles à Bruxelles. Nous analyserons enfin les risques et limites de l’économie circulaire, en prenant l’exemple du recyclage plastique.

La fast fashion et l’avenir des déchets textiles

Il existe beaucoup d’études démontrant les effets pervers et, dans certains cas, mortifères, de la fast fashion[5]. Nous tenterons d’en résumer ici les principaux aspects. Une première caractéristique de la fast fashion est sa vitesse de production, permise par l’exploitation d’une main-d’œuvre toujours plus précaire travaillant dans des conditions abominables. Les rapports sociaux de production qui se cachent « derrière l’étiquette » d’un vêtement que nous venons d’acheter sont imperceptibles : c’est, entre autre, à cela que Marx fait référence lorsqu’il parle de fétichisme de la marchandise[6]. La surproduction s’accompagne d’une surconsommation, encouragée par la publicité et la digitalisation. Un exemple très parlant est celui, récent, de Shein[7], un site de vente en ligne qui fait de l’ultra fast fashion. En effet, Shein se calque sur les nouvelles tendances pour proposer régulièrement des vêtements à des prix extrêmement bas, faisant concurrence aux marques de fast fashion plus classiques. La marque fait des collaborations avec des influenceurs·ses sur les réseaux sociaux pour promouvoir ses produits et donne lieu à des shopping hauls (des grosses courses), où plusieurs centaines de produits coûtent la fraction de ce qu’ils pourraient coûter ailleurs sur le marché. Par ailleurs, le secteur de la production textile est également l’un des plus polluants[8], si l’on tient compte de l’ensemble du processus, allant de l’extraction des matériaux, en passant par le transport, jusqu’à la gestion des déchets.

Un autre élément qui caractérise la fast fashion est la détérioration de la qualité des tissus employés. En effet, pour produire autant et aussi vite, il faut faire des économies non seulement sur les conditions de travail mais aussi sur la qualité et la durabilité des produits et des matériaux. Ceci réduit la durée de vie des vêtements et accélère le moment où ils seront soit donnés à des associations, soit jetés à la poubelle. C’est ce stade-ci, le dernier, qui nous intéresse le plus. Que deviennent les vêtements qui quittent nos armoires ?

Les vêtements dont nous souhaitons nous débarrasser peuvent emprunter l’une, ou chacune, des trois trajectoires suivantes : le don, le recyclage ou l’élimination. Celles-ci ne sont pas mutuellement exclusives, et peuvent d’ailleurs se succéder ou se substituer. Prenons l’exemple des Petits Riens, un des plus gros opérateurs de l’économie sociale en Belgique. Parmi les dons de vêtements reçus : 15% sont revendus dans leurs magasins sur le marché belge, 48% sont exportés, 25% sont recyclés et 11 à 12% sont jetés[9]. Plus de la moitié des dons (60%) est donc évacuée hors du circuit d’usage sur le territoire belge. Les chiffres des Petits Riens sont similaires dans d’autres pays[10] et font état d’un problème général : les conséquences de la surproduction sont rarement intégralement prises en charge, que ce soit par les marques responsables, par les pays où les produits sont commercialisés, ou même par les associations qui gèrent leur deuxième vie. Les grandes marques, dont le siège social se situe souvent en Occident, ne se soucient pas de la fin de vie de leurs produits et jettent régulièrement leurs invendus et les retours de vêtements[11]. Quant aux consommateurs, ceux-ci donnent les vêtements dont ils ne se servent plus aux associations qui revendent/donnent une petite partie et se débarrassent des invendus/invendables : soit en les jetant directement ici, soit en les exportant à l’étranger, dans les pays du Sud global, où ils seront encore revendus dans des marchés de seconde main, jetés dans une décharge[12] ou incinérés. Le coût de la gestion des déchets est ainsi reporté aux derniers maillons de la chaine. Ce processus de délestage est souvent qualifié de waste colonialism ou colonialisme des déchets.

Dans son ouvrage  Consumed. The need for collective change : colonialism, climate change & consumerism, Aja Barber explique les mécanismes du colonialisme des déchets[13] en développant notamment l’exemple du marché de Kantamanto à Accra, au Ghana. Kantamanto est un des plus grands marché de deuxième (voire troisième ou quatrième) main au monde, réunissant de nombreux acteurs qui finissent par dépendre des importations de dons venant des pays du Nord pour assurer leur survie. Ce marché participe en même temps à détruire la production textile de la main d’œuvre locale[14] et la revente peut créer des cercles d’endettements étant donné que les acheteurs ne savent pas toujours ce qu’ils vont recevoir quand ils achètent des ballots en gros, et que tout n’est pas toujours vendu[15]. Les invendus sont alors jetés dans des décharges, jetés à la mer ou incinérés, ces coûts incombant aux gouvernements locaux[16]. Par ailleurs, un nouveau phénomène se développe et s’ajoute à celui que l’on vient de décrire : les entreprises qui rachètent à bas prix les déchets textiles triés au préalable par des travailleurs·euses pour ensuite les recycler, en faire des nouveaux vêtements et les vendre à profit[17]. Les déchets deviennent alors des ressources qui participent à enrichir ceux-là même qui ont contribué à les créer, et n’apportent que très peu aux personnes qui ont fabriqué les vêtements et qui doivent gérer et rallonger la fin de vie de ces derniers quand celle-ci n’est pas profitable. Barber parle d’une deuxième vague d’extraction au Ghana, les flux de déchets à Accra représentant une véritable « mine d’or[18] ».

Gestion des déchets à Bruxelles : état des lieux

Au vu de ce qu’on vient de présenter, on pourrait croire que si l’on veut éviter de contribuer au colonialisme des déchets, il faudrait alors les traiter sur place et assumer le coût de leur fin de vie. Or, les solutions existantes ne sont actuellement pas assez développées pour gérer les déchets textiles à Bruxelles. Pour un aperçu détaillé de la situation, nous renvoyons au mémoire réalisé par Miléna Dupont du centre IGEAT de l’ULB, en 2018, intitulé Analyse des flux de déchets textiles en RDB.

Ce mémoire présente un état des lieux de la collecte de déchets textiles à Bruxelles. Dupont montre par exemple que par rapport à ce qu’on « produit » comme déchets textiles, on ne collecte qu’une très infime partie. Ceci est en partie dû au fait qu’il n’y a pas assez de bulles de collecte par rapport à la population, ce qui explique pourquoi les gens ne donnent pas assez de vêtements[19]. Pour tenter de répondre à ce manque à gagner, la région bruxelloise va rendre obligatoire le tri des déchets textiles à partir de 2025, en concordance avec des objectifs décidés à l’échelle européenne[20]. En effet, pour développer le secteur du recyclage textile et pour que celui-ci soit rentable, il faut qu’il y ait suffisamment de déchets à traiter – une logique qui, certes, pose question, nous y reviendrons. Les méthodes de recyclage sont d’abord rendues compliquées par le textile de piètre qualité, mais surtout la démultiplication des éléments qui le compose : plus un vêtement contient des fibres synthétiques ou naturelles différentes, plus il devient difficile de le recycler, puisqu’il faut séparer les fibres.

Nous sommes en droit nous demander s’il ne serait pas intéressant de développer les procédés techniques nécessaires au recyclage afin de ne plus exporter le problème de la gestion de nos déchets, tout en développant un secteur créateur d’emplois dans l’économie circulaire et sociale. Ne devrait-on pas également améliorer la collecte de déchets, relocaliser leur gestion et tenter de développer une industrie de la mode éthique et locale ? Nous verrons par la suite pourquoi ces solutions, bien qu’intéressantes, empêchent de se poser les bonnes questions.

Les limites de l’économie circulaire

Romain Gelin, dans son ouvrage Des limites de la transition : pour une décroissance délibérée analyse les différentes alternatives et propositions écologistes, dont l’économie circulaire, et prône une décroissance délibérée et réfléchie pour tenter de réduire les dégâts causés par le mode de production capitaliste. Nous reprenons ici sa définition de l’économie circulaire pour comprendre comment elle se distingue de l’économie linéaire :

L’économie circulaire vise à créer une boucle dans ce système linéaire. L’objectif final étant de réduire drastiquement, voire de se passer de l’extraction des ressources naturelles, de concevoir des produits durables, facilement réparables, recyclables et qui serviraient de ressources pour un nouveau cycle de production. Là où l’économie linéaire considère le produit en fin de vie comme un déchet, l’économie circulaire se donne pour but d’en réutiliser la majeure partie sous forme d’une nouvelle matière première[21].

Dans les mots de Lavoisier : « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Gelin met en garde contre une vision trop simpliste de l’économie circulaire et souligne ses limites : le  « manque de volonté politique et l’influence des lobbies industriels lors du processus d’élaboration des réglementations[22] », les limites techniques, et, enfin l’absence de remise en question du productivisme. En effet, il serait contradictoire de « rechercher une économie plus circulaire tout en visant le plus de croissance possible[23] ».

On retrouve des thèses similaires chez Flore Berlingen dans son livre Recyclage : le grand enfumage. Comment l’économie circulaire est devenue l’alibi du jetable qui explique que « [t]outes les mesures et propositions de ces dernières années concourent à l’optimisation de l’exploitation des ressources par le recyclage des matières premières, et non à la réduction à la source de leur consommation par la réparation, le réemploi et la réutilisation[24] ». La réparation, le réemploi, la réutilisation et le recyclage auxquels fait référence Berlingen dans l’extrait ci-dessus font partie de l’échelle de Lansink, échelle de référence pour l’Union Européenne dans sa politique de gestion des déchets[25]. Cette échelle permet de penser la durabilité des ressources en hiérarchisant les étapes de traitement d’un déchet, le meilleur déchet étant celui que l’on ne produit pas. On parle en premier lieu de prévention, puis de réemploi ou réutilisation, recyclage, valorisation, incinération puis, en dernier recours, d’élimination.

L’économie circulaire est censée se baser sur l’échelle de Lansink mais on constate que bien souvent, comme l’explique Berlingen, l’accent est davantage mis sur le recyclage et la valorisation que sur la prévention, ce qui empêche de se poser la question de la surproduction et de la course aux profits. L’économie circulaire en tant que telle ne cherche pas forcément à s’extraire du mode de production capitaliste, mais simplement à le verdir, d’où l’expression de capitalisme vert ou greenwashing.

Berlingen montre par ailleurs que pour qu’il y ait des innovations et de l’investissement dans l’industrie du recyclage, il faut s’assurer d’avoir un flux de déchets constant. Ainsi, on pourrait mieux recycler, mais pour y arriver, il faut qu’on ait toujours autant, voire plus, de déchets. On arrive à des situations ubuesques où, par exemple : « [l]a France […] devra peut-être reconsidérer sa trajectoire d’interdiction de tous les plastiques à usage unique d’ici 2040 si elle ne veut pas décourager les investissements industriels dans le secteur du recyclage[26] ». En ce qui concerne l’industrie de l’habillement, qui nous intéresse plus particulièrement, on peut aisément dire que : « [l]e recyclage est littéralement devenu un moyen de vendre plus de vêtements à durée de vie limitée[27] ».

L’exemple du recyclage plastique pourrait servir d’avertissement quant aux risques du recyclage et de la mentalité que cela produit. Grégoire Chamayou en parle dans son article « Eh bien, recyclez maintenant ! » où il explique que le système de consigne pour les bouteilles en verre a progressivement été abandonné au profit des cannettes jetables, qui coûtent moins cher aux industriels, vu que cela supprime la nécessité de gestion et de collecte du contenant pour réutilisation. La gestion de la fin de vie des cannettes de boissons est alors laissée aux soins des consommateurs et des pouvoirs publics qui décideront de l’intérêt ou non de mettre un système de recyclage en place. Or, comme nous l’avons dit plus haut, la réutilisation est plus intéressante que le recyclage en termes écologiques. Ce changement fait donc basculer la responsabilité écologique sur les consommateurs :

Ainsi, au moment même où les industriels démantèlent le système de la consigne, s’exonérant des coûts de retraitement, et prennent des décisions structurellement antiécologiques, ils en appellent à la responsabilisation écologique des consommateurs. Un cas typique de double morale, où l’on proclame une norme valant pour tous sauf pour soi. Responsabiliser les autres pour mieux se déresponsabiliser soi-même[28].

Chamayou synthétise bien les contradictions et les limites du recyclage et montre comment on peut se diriger vers une mauvaise piste tout en pensant bien faire. Il y a un enjeu similaire avec les vêtements : auparavant plus durables, plus souvent réparés avant d’être jetés, plus souvent portés, etc. ils deviennent aujourd’hui un objet jetable parmi d’autres et on nous fait croire que le problème n’est plus tant le fait que des industriels produisent trop de vêtements de mauvaise qualité, mais que les consommateurs ne s’en débarrassent pas correctement. Ceci devrait nous mettre en garde par rapport à certaines législations qui, d’emblée, peuvent sembler positives – comme l’obligation de trier les déchets textiles à partir de 2025[29] – mais qui risquent de prendre une trajectoire similaire à celle que l’on vient de décrire concernant le plastique, où les efforts sont concentrés aux mauvais endroits.

Dans un article de Cataline Sénéchal sur le traitement des déchets à Bruxelles, celle-ci affirme que « le recyclage et le tri, et sa figure de l’écocitoyen, ne sont jamais qu’une variation d’une pratique consumériste – dotée cette fois d’une ‘bonne conscience’[30] ». C’est toute la critique de l’économie circulaire que nous avons tenté de résumer ici et qui met en garde contre un optimisme trop poussé ou une priorisation de l’économie circulaire au détriment d’autres logiques. Sénéchal rappelle ainsi que l’économie circulaire :

n’est pas ancrée dans une logique de post-croissance, et demeure bien inscrite dans des logiques marchandes et dans des trajectoires hautement technologiques. Les solutions les plus techniques seront d’ailleurs souvent privilégiées, souvent au principe de leur rentabilité et efficacité massive et immédiate. Or, pour limiter la production de déchet, il faut limiter la surproduction d’objets (…)[31].

Nous clôturerons cette partie avec une citation de Gelin qui précise que la critique des alternatives écologistes n’a pas pour but de décourager toute initiative, ni de jeter le bébé avec l’eau du bain. Il s’agit surtout de relier les réflexions écologistes à celles anticapitalistes puisqu’à moins de remettre radicalement en cause nos modes de production, on ne risque pas d’avancer vers une société plus vivable.

La critique des solutions alternatives proposées (économie circulaire, transition énergétique) que nous entreprenons ici pourra sembler ambiguë pour le lecteur. Nous allons dans le mur si nous n’agissons pas, et nous allons aussi dans le mur avec les scenarii de transition proposés. Pour lever cette ambiguïté,  précisons qu’il ne s’agit pas ici de nier l’intérêt de l’économie circulaire ou d’un développement de sources d’énergie moins émettrices de carbone. Ces solutions doivent au contraire être promues, tout en minimisant leurs effets pervers.

Cependant, les solutions uniquement technologiques ne seront jamais suffisantes dans un projet de société toujours fondé sur la seule recherche de la croissance économique. (…) Pour produire plus, nous aurons toujours besoin de plus de matières premières et d’énergie et les activités humaines auront par conséquent un impact plus grand sur l’environnement – économie circulaire et énergies renouvelables ou pas.

C’est donc à croissance nulle, voire à croissance des consommations d’énergie et des ressources naturelles négative que nous devrons raisonner et tenter d’imaginer l’avenir[32].

Conclusion

C’est ainsi que la question de l’avenir des t-shirts et pantalons troués qui finissent dans les locaux de l’ARC nous a permis d’embarquer dans une réflexion mêlant plusieurs thématiques écologiques autour de l’économie circulaire, de ses intérêts et ses limites. Nous avons vu que le recyclage, souvent prôné comme la solution miracle, est l’arbre qui cache la forêt : pour qu’une solution technique et innovante de recyclage soit développée, il faut qu’il y ait suffisamment de matière – à savoir des déchets – à recycler, sans quoi le processus ne peut être rentable. Dans le domaine de la fast fashion, ce ne sont pas les déchets qui manquent. Le problème du recyclage textile se situe plutôt dans la collecte, insuffisante et coûteuse. Nous avons également vu que l’industrie de la seconde main participe aux flux économiques mondiaux teintés de colonialisme. Enfin, nous avons tenté de démontrer que prôner le recyclage sans remettre en cause la surproduction ou le système économique dominant dans son ensemble constitue, pour nous, une grave erreur.

Cette critique de l’économie circulaire qui s’est dégagée de l’analyse du devenir des déchets textiles peut susciter de la frustration tant on a l’impression que les solutions actuelles sont limitées et que le chemin vers une remise en cause du système capitaliste semble lointain[33].

Pourtant, Chamayou le rappelle bien, la normalisation du jetable résulte d’un calcul industriel, et lutter contre cette normalisation demanderait une action concertée de la part de la société civile, qui s’ajouterait à tout ce que l’on voudra d’actes individuels – tant que ceux-ci ne sont pas dommageables. Car il n’est peut-être pas judicieux, au fond, d’opposer et de rendre exclusifs les actes individuels et collectifs.

À l’action politique, réputée vaine, cet étrange « néolibéralisme éthique » oppose le cumul de microactes solitaires. Ce que dément pourtant immédiatement sa propre pratique : pour mettre en échec les projets de régulation environnementale, les industriels ont activement fait de la politique. Loin d’agir en agrégat, ils se sont au contraire réunis en conglomérat, en collectif capable d’agir de façon concertée. (…) Le discours de la responsabilisation promu par l’industrie a dissocié et opposé les deux dimensions : il a fait d’une microréforme des comportements individuels la solution de rechange à l’action politique. Il a propagé une fausse antinomie entre micro et macrochangement. À l’exigence d’une transformation du système, désormais présentée comme stratosphérique, stérile, se substitue la prétendue autosuffisance d’une réforme des pratiques individuelles, censées pouvoir changer les choses petit à petit, sans action collective ni conflit[34].

Gelin propose, dans la même veine, de concilier les initiatives individuelles sans perdre de vue une vision de transformation sociale :

Local, global, les solutions sont souvent opposées et mises dos à dos dans les discours ambiants. Nous pensons qu’elles sont complémentaires, à condition que les initiatives individuelles ne conduisent pas à empêcher de penser une transformation sociale plus large. Le principal écueil serait de croire que des solutions uniquement locales, mises bout à bout, permettront un changement de perspective sans s’attaquer au système économique et politique dominant.

La question du rôle du consommateur·trice a été délibérément laissée de côté puisque celle-ci mériterait une analyse à elle seule, en ce qui concerne la consommation en général et la consommation de vêtements en particulier. Nous renvoyons vers l’analyse de Nicolas Marion sur l’obsolescence programmée[35], qui questionne la possibilité de politiser la consommation plutôt que de la moraliser. Nous renvoyons également vers l’ouvrage d’Andrew Brooks intitulé Clothing poverty : the hidden world of fast-fashion and second hand clothes qui analyse les limites de la consommation éthique et montre qu’il s’agit avant tout d’une question de classe sociale. Il propose d’adopter une approche « post-consommation » avec un double objectif de dé-fétichisation et de changement politique à grande échelle[36]. La dé-fétichisation peut provenir de la recherche en éducation populaire/permanente, d’investigations critiques, de réflexions sur la consommation et sur la gratuité, etc. Nous estimons que les donneries, bien qu’imparfaites et incomplètes, participent de cet élan en retirant notamment la question du profit, même si elles restent des initiatives coincées dans des dynamiques sur lesquelles elles n’ont pas de prise. Quant au changement politique, il peut prendre diverses formes. Le syndicalisme, local et international, est un moyen d’améliorer les conditions de travail tout au long de la chaine de production. Une autre piste est la reprise des moyens de production par des systèmes mutualistes ou des coopératives. En effet, pour Brooks « un moyen par lequel les travailleurs·ses du textile peuvent atteindre la propriété collective des usines doit être trouvé, que ce soit au sein ou au-delà du capitalisme[37]. »

  • [1] Le concept de la donnerie est simple : c’est un magasin, durable ou éphémère, où tout est gratuit.
  • [2] Voir : https://www.arc-culture.be/activites/les-donneries-nomades/.
  • [3] Ibid.
  • [4] L’ARC a voulu créer un réseau en partenariat avec d’autres associations pour populariser le concept des donneries.
  • [5] Plusieurs associations rédigent régulièrement des analyses sur le sujet, comme Oxfam ou l’asbl AchAct.. Voir par exemple : « L’impact de la mode : drame social, sanitaire et environnemental », Oxfam, 24 septembre 2020, URL : https://www.oxfamfrance.org/agir-oxfam/impact-de-la-mode-consequences-sociales-environnementales/. Nous renvoyons également vers l’analyse de Piret Cécile, « La fast-fashion : voir au-delà des fétichismes pour agir », ARC, 2019, URL : https://www.arc-culture.be/wp-content/uploads/2021/05/ARC_2019_Fast-fashion.pdf.
  • [6] Voir l’analyse de Piret Cécile, art.cit.
  • [7] Voir l’analyse de Piret Cécile, art.cit.
  • [8] Nous renvoyons vers le chapitre « Une mode qui pollue », dans Sbai Majdouline, Une mode éthique est-elle possible ?, éditions rue de l’Echiquier, Paris, 2018, pp. 43-48.
  • [9] Sergeur Frederic, « Que deviennent les vêtements que tu files aux Petits Riens? Voilà tout ce que tu dois vraiment savoir », NewsMonkey, 3 avril 2017, URL : https://fr.newsmonkey.be/que-deviennent-les-vetements-que-tu-files-aux-petits-riens-voila-tout-ce-que-tu-dois-vraiment-savoir/. Nous renvoyons également vers un entretien avec un travailleur d’Oxfam qui explique comment cela se passe dans d’autres asbl d’économie sociale qui reçoivent des dons, dans le mémoire de Dupont Miléna, Analyse des flux de déchets textiles en Région de Bruxelles-Capitale, ULB, 2017-2018, pp.93-94.
  • [10] Voir Barber Aja, Consumed. The need for collective change : colonialism, climate change & consumerism, Brazen, Londres, 2022, p.60.
  • [11] Van Langhendonck Ingrid, « Pourquoi les marques de mode détruisent-elles leurs invendus? », Le Soir, 26 mai 2023, URL : https://sosoir.lesoir.be/pourquoi-les-marques-de-mode-detruisent-elles-leurs-invendus.
  • [12] Pour se faire une idée, voir le documentaire « La grande décharge. Des montagnes de vêtements dans l’Atacama », ARTE Regards, 2023.
  • [13] Voir le chapitre « Colonization : The root of the problem » dans Barber Aja, Consumed, op. cit., pp. 33-71.
  • [14] Ibid., pp. 55-65.
  • [15] Ibid., p. 61.
  • [16] Ibid., p. 64.
  • [17] Ibid., pp. 67-68.
  • [18] Ibid., p. 70. En référence aux vraies mines d’or qui existent au Ghana.
  • [19] Dupont Miléna, Analyse des flux de déchets textiles en Région de Bruxelles-Capitale, op. cit., p.40.
  • [20] « Réduction des déchets textiles et alimentaires: nouvelles règles européennes pour soutenir l’économie circulaire », Communiqué de presse du Parlement européen, 14/02/2024, URL : https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20240212IPR17625/nouvelles-regles-pour-reduire-les-dechets-et-soutenir-l-economie-circulaire .
  • [21] Gelin Romain, Des limites de la transition : pour une décroissance délibérée, Bruxelles, Gresea & Couleurs Livres, 2019, p.43.
  • [22] Ibid, p. 61.
  • [23] Ibid.
  • [24] Berlingen Flore, Recyclage : le grand enfumage. Comment l’économie circulaire est devenue l’alibi du jetable, Paris, éditions Rue de l’échiquier, 2021, p.12.
  • [25] Dupont Miléna, Analyse des flux de déchets textiles en Région de Bruxelles-Capitale, op.cit., p.60.
  • [26] Delamarche Myrtille citée par Berlingen Flore, op.cit, p.32.
  • [27] Ibid., p.85.
  • [28] Chamayou Grégoire, « Eh bien, recyclez maintenant ! Comment les industriels ont abandonné le système de la consigne », Le Monde Diplomatique, février 2019, p.3. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/02/CHAMAYOU/59563.
  • [29] Autant pour les industriels que les consommateurs.
  • [30] Sénéchal Cataline, « Il faut bien en faire quelque chose. Le traitement des déchets à Bruxelles », étude d’Inter-Environnement Bruxelles, 2023, p.33.
  • [31] Ibid,
  • [32] Gelin Romain, Des limites de la transition, op.cit., p.100.
  • [33] Sur les affects liés au capitalisme et au désir d’une fin du capitalisme, voir l’étude de Benoit Halet dans ce dossier.
  • [34] Chamayou Grégoire, « Eh bien, recyclez maintenant ! », op.cit.
  • [35] Marion Nicolas, « De quels problèmes l’obsolescence programmée est-elle le nom ? », ARC, 2018, URL : https://www.arc-culture.be/publications/de-quels-problemes-lobsolescence-programmee-est-elle-le-nom/.
  • [36] Brooks Andrew, Clothing Poverty. The Hidden World of Fast Fashion and Second-hand Clothes, Londres, Bloomsbury Publishing PLC, 2015, pp.243-244. URL: https://www.researchgate.net/publication/281463089_Clothing_Poverty_The_Hidden_World_of_Fast_Fashion_and_Second-hand_Clothes/.
  • [37] Ibid., p.250.