Au nom de quoi la lutte se forme ?

Illustration - Au nom de quoi la lutte se forme ?

Dans une ambiance de frustration générale face à l’inaction climatique, cette analyse cherche à observer ce que l’on peut apprendre du fonctionnement de notre société et de la prise que nos opinions ont réellement sur la conduite de notre monde en considérant en particulier les formes de résistances aux projets de transition écologique, là même où ceux-ci n’ont jamais autant démontré leur nécessité.
En prenant comme point de départ l’étude de la légitimité de la proposition écologique, dans un contexte où celle-ci devrait apparaître indiscutable, ce texte observe l’urgence climatique dans son opposition à la productivité. Ainsi, ce texte espère mettre en lumière certaines des caractéristiques de cette légitimité, si particulière et effective, qu’est la légitimité du capital.

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Le premier rapport du GIEC est publié en 1990. La communauté scientifique est unanime : l’être humain est responsable du réchauffement climatique. Bien que cela avait déjà été théorisé plus tôt, le GIEC devait mettre de côté nos doutes et permettre enfin un accord quant à la marche à suivre pour sauver l’avenir de notre planète. On s’est alors réuni, et on s’est mis d’accord ; à Stockholm (1972), à Genève (1979), à Vienne (1985), à Montréal (1987), à New York (1992), à Rio (1992), à Kyoto (1997), à Marrakech (2001), à Copenhague (2009), à Cancùn (2010), à Paris (2015)[1]. Cinq rapports du GIEC plus tard, le constat reste désespérément le même, le lieu de la convention n’était, après tout, peut-être pas le problème.

34 ans d’urgence climatique constituent une situation difficilement compréhensible, à l’image d’un immobilisme ambiant défiant lui aussi toute logique. À la fin du mois de décembre 2023 avait lieu, à Dubaï cette fois, la 28ème conférence des Nations unies sur le changement climatique (COP 28). Celle-ci annonce le « début de la fin ». Comprendre : la fin de l’ère des énergies fossiles, la précision est importante. Le communiqué de l’ONU[2] concluant cette convention (plus climatisée que d’ordinaire) se veut rassurant : « des décisions de fond ont été prises dès le premier jour de la conférence », « des progrès ont été réalisés », « 12,8 milliards d’USD promis au fond vert pour le climat », « 188 millions en faveur des pays les moins avancés ». Malheureusement, ils sont également forcés de constater que « les parties ne sont pas en bonne voie pour atteindre les objectifs des accords de Paris », « que les émissions mondiales de gaz à effet de serre doivent être réduites de 43% d’ici 2030 » ou encore que « ces engagements financiers sont loin de représenter les milliers de milliards d’euros nécessaires pour soutenir les pays en développement dans leur lutte contre les changements climatiques, dans leur transition vers des énergies propres, dans la mise en œuvre de leurs plans nationaux et dans leurs efforts d’adaptation ». S’il est encore tôt pour se réjouir ouvertement, peut-être pouvons-nous nous permettre un optimisme contenu ?

Toujours en décembre dernier, dans un article intitulé « Les quatre degrés de l’Apocalypse »[3], Le Monde diplomatique nous donnait justement de bonnes raisons de contenir cet enthousiasme naissant : « Rares sont les capitales à tenir leurs engagements (accords de Paris) », « les entreprises concernées ont augmenté massivement leurs investissements dans l’exploration et l’extraction des combustibles fossiles et dans la diversification des composés chimiques toxiques », « Plus de 2 200 milliards de dollars ont ainsi été investis depuis 2016 ». Mais alors, face à une situation qui passe depuis trois décennies de l’incompréhensible à l’absurde, qu’est-ce qu’on fait ? Pour nous aider à y voir plus clair, Emmanuel Macron, sur sa chaîne Youtube, faisait le point sur la planification écologique dans une vidéo justement nommée « Planification écologique : on fait le point »[4] dont le propos est, en substance : les émissions de CO2 ont bien baissé mais il va falloir faire beaucoup mieux et voici comment faire. Le propos, ici aussi, se veut rassurant et pourtant, malgré les 2900 likes au moment où s’écrivent ces lignes, nous ne pouvons nous défaire d’une certaine angoisse.

34 ans d’urgence climatique disions-nous plus tôt, nous en avons 35 et la douloureuse impression d’être un peu passé à côté de notre seule année d’insouciance écologique.

Une telle situation ne pouvant bien entendu pas rester sans conséquences pour le monde social, notre réalité commune change et s’accommode de ce quotidien, révélant ainsi à l’analyse certains fonctionnements de nos sociétés qui s’activent au moment de considérer une transformation forte de celles-ci.

Si l’on observe le champ du vocabulaire par exemple, nous remarquons que le terme écocide a fait son apparition dans le code pénal belge l’année passée[5], reconnaissant donc celui-ci comme un crime au même titre que le génocide et pouvant mener à des peines d’emprisonnement allant jusqu’à 20 ans. Éco-terrorisme a su occuper une partie du paysage médiatique ces dernières années, nous y reviendrons. Écoanxiété a également fait sa grande entrée dans le petit Robert de 2023 où il y côtoie d’ailleurs climatosceptisisme. Ce dernier dont une étude récente du CNRS[6] avait observé la montée fin 2022 et qui nous rappelle que, d’une part, nous ne sommes pas tous égaux face à l’écoanxiété, et d’autre part qu’il serait faux (au moment de considérer l’importance attribuée à l’écologie) de considérer que la cause écologique fasse l’unanimité. Sans surprise, face à une situation qui ne semble pas évoluer depuis si longtemps, la responsabilité de la transition écologique finit par se reporter à l’échelle individuelle où écoanxiété et militantisme apparaissent alors comme deux réponses compréhensibles.

En ce sens : « éco-terrorisme », à propos duquel Gerald Darmanin lui-même expliquait que le terme terrorisme qualifiait plus les méthodes que l’objectif de fond[7]. Un terrorisme terrorisant donc mais sans forcément chercher à l’être. L’instrumentalisation du terme est évidente mais notable, elle nous rappelle à la fois l’ampleur qu’ont pu prendre certaines des mobilisations pour la cause écologique en même temps que le besoin ressenti du gouvernement français de s’employer à discréditer cette cause.

De la légitimité de l’écologie…

Il est assez étrange d’appliquer une grille d’analyse sociologique des mouvements sociaux aux mouvements écologiques. En effet, l’un des enjeux premiers de tout mouvement social est de parvenir à présenter et défendre dans l’espace public une alternative à certains fonctionnements de notre société. Une alternative qui, par définition, ne va pas de soi sinon elle ne nécessiterait pas l’effort colossal que suggère la mobilisation qui l’accompagne. Il s’agit de démontrer la légitimité de la cause à défendre, de permettre une prise de conscience commune de l’oppression et de rappeler l’importance d’un changement en démontrant que la situation actuelle n’est en réalité pas tenable. Mais dans le cas de l’écologie, cette définition ne convient pas étant donné que la conscience du problème et l’importance du changement ont été, depuis longtemps maintenant, scientifiquement établis. Chaque COP, rapport du GIEC, convention climat, sont autant de démonstrations publiques de la légitimité de cette cause.

Alain Touraine présentait les mouvements sociaux comme des « acteurs » luttant pour le contrôle de l’historicité. Le concept d’historicité de Touraine peut être défini comme « l’usage que la société fait de sa capacité d’agir sur elle-même, de faire sa propre histoire »[8]. L’historicité est la signification que l’on donne à notre histoire, à notre situation, et à travers elle l’orientation que l’on cherche à donner à la société elle-même. Il l’exprime également comme tel : « L’historicité de la société est sa capacité de produire ses orientations sociales et culturelles à partir de son activité et de donner un « sens » à ces pratiques. »[9]. Dans notre cas, l’on pourrait croire qu’une fois que l’urgence climatique est démontrée, actée, légitimée, le changement ne peut que suivre et pourtant, ça coince : il est donc nécessaire d’analyser comment notre société donne sens à ses (non)-pratiques écologiques.

Dans le langage courant, la légitimité est, selon le Larousse, « la qualité de ce qui est juste, équitable »[10]. Pour Max Weber, par contre, « la légitimité est la capacité d’une personne ou d’un groupe à faire admettre sa domination, son autorité sur les membres d’une communauté ou d’une société »[11]. La légitimité s’observe à travers ses effets : à travers, donc, une domination consentie, manifestement acceptée. Quand Weber parle de monopole de la violence légitime, il ne parle donc pas d’une violence juste et équitable mais d’une violence dont on accepte la légitimité. La légitimité, comprise à travers ses effets, est donc d’abord ce qui s’impose à nous, ce dont on reconnaît l’autorité ; et dans un second temps seulement comme « ce qui est juste et équitable » et qui correspond plutôt, alors, à la justification de notre soumission volontaire.

…à sa justification

Ces deux versants de la légitimité, comprise à travers sa « justice » ou à travers ses effets, nous permettent de mobiliser et d’approcher autrement l’important travail des sociologues Boltanski et Thévenot sur la justification. Une approche qui nous semble assez éclairante si on l’applique au cas de l’écologie. De la justification[12] nous explique que tout geste posé dans l’espace social se justifie en se rapportant à ce que les auteurs appellent « un principe supérieur commun ». Il pourrait s’agir de la productivité, de la créativité, du respect des traditions, de la santé ou de tout autre idéal dont l’importance est reconnue et partagée. Un conflit apparaît, une proposition de résolution est faite et celle-ci tire sa valeur du principe au nom duquel la proposition se forme et à partir duquel le consensus s’opère. Mais comme on le constate, différents principes peuvent être d’application selon la situation ; un hôpital fonctionne-t-il au nom de sa rentabilité ou de la santé de ses patients ? Deux cas de figure, deux types de réponses qui dépendront alors du principe que l’on déterminera, dans un cas donné, comme d’application.

Et là encore, alors qu’on imaginerait que la protection de notre milieu de vie serait un principe supérieur commun difficilement discutable, on remarque qu’il ne manque en fait pas de compétition avec d’autres principes.

Deux démonstrations plus tard, je peux donc énoncer ce que nous avions tous et toutes été amené·e·s à observer ces dernières années : l’écologie ne semble pas constituer une cause légitime, au sens où nous avons défini cette dernière. L’écologie ne parvient pas à se constituer comme concept suffisamment opérant que pour rivaliser avec d’autres régimes de justification, elle ne s’impose pas à nous, elle ne va pas de soi ; en tout cas pas au même titre que son adversaire direct qu’est l’injonction à la productivité et à la rentabilité.

Comme souvent en science sociale, le conflit révèle un fonctionnement de nos sociétés. Les luttes écologiques ont, en fait, rendu douloureusement visibles le lieu de la légitimité opérante et l’étendue de son pouvoir de domination. En réalité, nous pouvons même nous demander si le qualificatif « écologique » est approprié dans le cas de l’activisme écologique. Bien sûr, l’écologie en est l’objet mais ce qui y justifie la mobilisation nous semble davantage relever de l’inaction politique ou de l’absolue souveraineté des intérêts plus dominants. « Pour qu’il y ait mobilisation, il faut donc au préalable qu’une masse critique de gens aient socialement construit une représentation commune de la situation comme injuste et immorale et non comme malheureuse mais tolérable »[13], or ce qui est ici injuste et immoral c’est que la protection de notre lieu de vie à tous ait pu être si facilement reléguée au second plan face aux intérêts d’un système capitaliste déjà trop bien intégré et dont la « légitimité » n’est plus à démontrer.

Ainsi l’on comprend peut-être un peu mieux ce qui justifie l’intensité grandissante des répressions à l’encontre de ces mouvements ou encore l’appareillage médiatique de disqualification des luttes qui s’emparent de ceux-ci. Peines de prison, assignations à domicile, l’article de Blast « Entre répression et criminalisation, les militants écologistes dans l’œil du cyclone »[14] fait l’inventaire des risques grandissants encourus par les militants écologistes. Il semblerait donc que, des différentes réponses possibles à l’urgence climatique, le politique nous recommande l’écoanxiété…

Imaginer que notre survie même puisse ne pas être un principe supérieur absolu semble difficile à imaginer, et pourtant… Mais si le conflit révèle effectivement les phénomènes sociaux alors peut être que l’écologie n’est pas le bon objet de cette analyse, peut être que cette situation n’est compréhensible que dans l’opposition au principe supérieur adverse. C’est donc, peut-être, la légitimité du capital qu’il nous faut étudier. Comment le capitalisme s’est imposé est une question absolument vertigineuse et, par le fait, intraitable dans la présente analyse mais il serait intéressant d’en observer les caractéristiques. Pour le dire plus simplement, de quoi est faite cette légitimité que même la menace sur notre survie ne peut contester ?

Le capital comme principe supérieur commun

Comme on l’a vu plus tôt, la légitimité comme forme de domination se comprend dans sa portée et sa manière d’opérer. L’injonction de se rapporter à la rentabilité comme à une nécessité et un principe moteur évident est en règle générale parfaitement intériorisée quels que soient notre culture[15], notre pays ou même la nature de nos ambitions. On comprend facilement que si le coût de l’énergie augmente alors le prix de l’énergie augmentera, qu’une entreprise doit faire des bénéfices, même si cela signifie pousser dans le dos des milliers de foyers qui tenaient péniblement au bord du précipice de la pauvreté. On peut désapprouver bien sûr mais « on comprend » : ce critère opère légitimement.

Nous pouvons ici observer qu’une des façons qu’a cette légitimité d’opérer est de nous faire accepter des intérêts qui ne sont pas les nôtres. Nous pouvons comprendre évidemment qu’il y aurait un intérêt à protéger ces foyers de cette précarité ou à défendre l’intégrité de notre milieu de vie mais nous comprenons aussi qu’il existe, de fait, des intérêts autres directement opposés à ceux-ci. La légitimité devient alors un rapport de force entre différents intérêts en lutte pour notre reconnaissance de ceux-ci.

Un second élément que l’on peut extraire de la façon qu’a la légitimité du capital d’opérer, en particulier quand on la compare à celle de l’écologie, est l’aspect hautement collectif de celle-ci. Chaque rapport du GIEC, chaque convention climat sont pour nous autant de tentatives de produire une action commune qui pourrait permettre la sauvegarde de notre milieu de vie mais ce sont également autant de rappels que, comparativement, le capital n’a – lui – plus besoin que nous nous organisions pour le faire fonctionner. En effet, l’une des caractéristique les plus considérables de ce système économique capitaliste est son aspect partagé et ce même au-delà de nos instances dirigeantes : « on constate un divorce croissant entre l’espace économique mondialisé et l’espace politique, qui demeure limité au territoire de l’État-nation. Le capitalisme mondialisé aurait besoin de nouvelles formes de régulation et de gouvernance que les principales organisations internationales n’ont pas réussi à apporter »[16].

Paradoxalement nous nous retrouvons donc face à ce constat : une idéologie capitaliste, trop souvent associée à l’individualisme, opère collectivement, par opposition à un projet écologique d’intérêt hautement collectif mais dont la responsabilité se retrouve, quant à elle, reportée sur l’individu. En quelque sorte, la difficulté principale de l’écologie pensée comme alternative au référentiel capitaliste n’est pas tant qu’elle n’est pas légitime ni justifiée, mais qu’elle ne parvient pas à constituer – dans le contexte capitaliste contemporain – un principe supérieur commun suffisamment puissant pour dépasser le capitalisme comme référentiel collectif commun, légitime et justifié. Au fond, l’alternative écologique – prise sous cet angle de vue – met en évidence combien le capitalisme est fort dans sa capacité à organiser la collectivité : même la survie de l’espèce et l’habitabilité de la terre ne suffisent pas à rendre illégitime et injustifiable le principe de l’accumulation indéfinie du capital.

Cela ne signifie pas pour autant que la contestation soit impossible. Nous observons de fait l’émergence d’espaces de légitimité alternatifs (tels les espaces militants) qui nous permettent, même, d’envisager que certains compromis sont possibles avec les intérêts du capital. Mais il faut nous rendre compte que ce sont des espaces très localisés en opposition à un cadre collectif mondial. Une légitimité limitée donc, opérant dans un espace réduit qui, au moment de s’opposer avec le capital, lutte pour le contrôle d’un espace global où la légitimité du capital lui est préalable.

Conclusion

Alors, que conclure de tout cela ? D’abord que la légitimité est le terrain d’un rapport de force assurant la poursuite de certains intérêts. Si des compromis sont possibles, ils ne le sont que dans la mesure où les intérêts premiers seraient préservés.

 

Ensuite, que la force de la légitimité s’observe dans la portée des intérêts qu’elle incarne. C’est en effet l’aspect collectif du capitalisme qui le rend si puissant et qui nous amène à reconsidérer l’enjeu de la lutte comme relevant de la question « comment parvenir à former une collectivité qui serait construite autour d’intérêts qui ne sauraient coexister avec ceux du capital ? » Comment, en effet, construire un espace de légitimité alternative qui ne soit pas qu’un espace local mais bien un nouvel espace global ? Nous comprenons donc facilement l’aspect structurellement conflictuel de la lutte écologique en ce qu’il ne pourrait y avoir simultanément deux espaces de légitimité globale contradictoires. C’est ce qu’exprime la forme même des luttes écologiques contemporaines : la relégation du projet écologique à une somme d’espaces limités.

 

Enfin, ce conflit nous fait voir la forme que notre société a prise collectivement, soit : quels sont ces intérêts que nous avons établis comme souverains et dont nous reconnaissons la valeur. Face à l’urgence climatique, nous sommes amenés à constater l’aliénation idéologique dont nous subissons les effets, notre appartenance à une collectivité où nos intérêts les plus élémentaires ne sauraient s’imposer. Nous pouvons la désapprouver bien sûr mais on la comprend et parfois l’accepte.

La sociologie des mouvements sociaux nous rappelle cette étape indispensable à toute lutte qu’est la constitution d’une conscience commune de l’oppression. Pour comprendre le sens de la lutte écologique, il nous semble important de replacer celle-ci dans l’espace collectif où se situe son adversaire. Apparaît alors ce qui est certainement l’un des enjeux majeurs de cette lutte écologique, fusse-t-il d’une plate évidence : comment contester l’emprise du capital sur nos espaces collectifs ? Existe-t-il une autre méthode ou un autre principe supérieur plus à même de s’opposer au capital ? Ou le développement du capitalisme est-il parvenu à développer une structure globale lui assurant le monopole de cette légitimité mondialisée, reléguant automatiquement ses opposants à des espaces localisés, incapables de contester en droit comme en fait la légitimité naturalisée du collectif capitaliste ?