L’essor des technologies informatiques, et notamment des infrastructures de feedback, c’est-à-dire des dispositifs numériques assurant un retour d’information pouvant être intégré dans des calculs pour donner lieu à des prévisions, ainsi que des dispositifs physiques qui leur permettent de fonctionner, est parfois interprété comme un événement destiné à bouleverser le néolibéralisme et son attachement au système des prix comme seule forme efficace de coordination sociale. Dans cet article, nous montrerons que, de manière plus subtile, ces technologies jouent un rôle essentiel dans la promotion autoritaire de l’accumulation du capital. Nous démontrerons aussi que les propositions les plus récurrentes de régulation de l’économie numérique, notamment celles qui visent à contrecarrer le pouvoir des monopoles, risquent de ne pas être à la hauteur des défis posés par l’appropriation néolibérale des technologies numériques. Seul un grand bond en avant, vers la socialisation des données et des infrastructures de feedback, pourra mettre ces technologies au service de formes de coordination sociale démocratiques, égalitaires, et (néanmoins) efficaces.
Pour ce faire, nous rappellerons, avec Friedrich Hayek, les principes de la conception du marché du néolibéralisme : comprenant le système des prix comme le plus puissant dispositif de traitement de l’information que l’humanité ait à sa disposition, cette conception semble devoir être dépassée par l’accroissement exponentiel des capacités de traitement de l’information rendu possible par les technologies numériques. Ensuite, entre autres avec Shoshana Zuboff, nous étudierons la manière dont le devenir « riche en données » du marché par l’entremise des technologies numériques renforce en réalité le caractère autoritaire du capitalisme néolibéral. Enfin, avec Evgeny Morozov, nous relèverons les faiblesses des propositions politiques actuelles visant la régulation de l’économie numérique et identifierons comment la socialisation des infrastructures de feedback pourrait faire surgir des formes de coordination axées davantage sur l’utilité sociale que sur l’accumulation du capital.
Le marché comme dispositif de traitement de l’information
Dans « L’usage de la connaissance dans la société » de 1945, l’économiste néolibéral Friedrich Hayek propose une célèbre défense du système de marché comme le plus efficace dispositif de traitement de l’information que l’humanité ait à sa disposition. Selon Hayek, le problème économique fondamental de la société est celui de l’adaptation aux changements dans les circonstances particulières d’espace et de temps. Or, étant donnée la particularité des circonstances changeantes, cette adaptation ne peut pas être opérée à travers une coordination centralisée, qui peinerait à récolter et à traiter toutes les informations nécessaires à la prise de décision, mais doit être laissée aux acteurs économiques décentralisés, qui doivent disposer de la plus grande liberté possible dans la prise de décision.
Hayek reconnaît bien entendu que ces acteurs ne peuvent pas prendre des décisions sur la simple base de leur connaissance des circonstances, parce qu’il faut que ces décisions s’inscrivent efficacement dans l’ensemble des changements du système économique. Mais les acteurs économiques n’ont pas besoin de connaître tout ce qui se passe dans le monde. Ces acteurs ont simplement besoin d’un dispositif capable de traiter l’ensemble des connaissances sur le monde afin de leur livrer exclusivement les informations concernant l’offre et la demande des ressources qui sont pertinentes à leur prise de décision. « Ce problème peut être résolu, et est en fait résolu, par le système de prix (…) en attachant à chaque type de ressource rare un indice numérique qui ne peut être dérivé d’aucune propriété de cette chose particulière, mais qui reflète, ou dans lequel est condensée, son importance à la lumière de l’ensemble de la structure moyens-fins »[1].
La caractéristique essentielle du système des prix, face à laquelle Hayek ne cesse d’exprimer son émerveillement, est « l’économie de connaissance avec laquelle il opère, ou combien peu les participants individuels ont besoin de savoir afin d’être capables d’accomplir la bonne action »[2]. Contrairement à ce que suggère le titre même de l’article, ce que le système de prix rend possible est donc moins l’usage de la connaissance que l’usage de l’ignorance dans la société. Ce système d’usage de l’ignorance est ce qui produit la transsubstantiation typiquement néolibérale, et néanmoins métaphysiquement remarquable, de la plus grande liberté d’action en la plus grande contrainte imposée à l’action. Le problème que le système des prix permet de résoudre est en effet de savoir « comment élargir l’étendue de notre utilisation des ressources au-delà de l’étendue du contrôle que n’importe quel esprit pourrait exercer et, par conséquent, comment fournir les incitations qui feront faire aux individus les choses désirables sans que personne ne doive leur dire quoi faire »[3].
Des marchés riches en données à la régulation du capitalisme de surveillance
C’est précisément la nécessité de condenser la connaissance pour qu’une prise de décision décentralisée efficace soit possible qui semble être remise en question par l’essor des technologies informatiques.
Dans son ouvrage L’âge du capitalisme de surveillance, Shoshana Zuboff repart de la thèse de Hayek pour identifier les transformations que les technologies numériques imposent à l’idéal néolibéral du marché. Hayek stipulait que, face à l’impossibilité d’une connaissance totalisante du réel, le fonctionnement insondable du marché permet de véhiculer aux acteurs économiques les informations nécessaires à une prise de décision efficace. Or, « le capitalisme de surveillance remplace (…) le mystère par la certitude substituant au bon vieux “modèle insondable” la restitution, la modification des comportements et la prédiction. Renversement essentiel de l’idée répandue d’un “marché” échappant intrinsèquement à la connaissance »[4]. Ce que Zuboff appelle « capitalisme de surveillance » est en effet la vertigineuse « course à la totalité » rendue possible par l’immense accumulation de données et métadonnées, associée à une capacité computationnelle sans précédent, qui se renforce au fur et à mesure de l’accumulation des données, et qui invoque une puissance inégalée de prédiction et de persuasion, jusqu’à aboutir à la constitution de marchés de comportements futurs.
Une telle perspective n’est pas sans susciter de l’enthousiasme : dans Réinventer le capitalisme à l’âge des Big Data, Viktor Mayer-Schönbergen et Thomas Ramge estiment que des « marchés riches en donnés » permettent de surmonter la simplification excessive liée à la condensation de l’information dans les prix et d’élargir la connaissance de tous les acteurs économiques, en produisant une meilleure concordance entre offre et demande et une réduction des tromperies sur le marché. En fait, les auteurs vont jusqu’à prévoir que le système des prix, et même la monnaie, entreront dans un processus de déclin engendrant le passage du capitalisme financier vers un nouveau « capitalisme des données ». La perspective qui s’esquisse ainsi est, selon les auteurs, réjouissante : « En reconfigurant les marchés et en les rendant riches en données, on façonne la coordination humaine plus en général. Si elle est réalisée correctement, une coordination guidée par le marché et lubrifiée par des données riches nous permettra de relever des défis compliqués et de travailler pour des solutions soutenables, comme renforcer le système éducatif, améliorer les soins de santé et remédier au changement climatique »[5]. Comme le souligne Evgeny Morozov, ces exemples montrent bien de quoi les marchés riches en donnés sont le nom : « des solutions à des problèmes sociaux qui sont basées sur la logique de la loi – et donc sur des cadres collectifs, sujets à la révision démocratique – perdent du terrain face à des solutions basées sur la logique du marché, taillées sur mesure pour la figure atomisée du consommateur »[6]. En effet, pour nos auteurs, si les défaillances des marchés basés sur le système des prix appellent des formes de régulation publique, la réduction des premières par la « lubrification » sur base des données rendra les deuxièmes obsolètes : « au lieu de prendre des mesures pour une meilleure correction des faiblesses du marché, on est sur le point d’assister à un redémarrage du marché qui rend la correction beaucoup moins nécessaire »[7]. Il faut noter que, même d’après cette perspective, il faudrait procéder à une remise en question des monopoles de l’économie numérique, afin de favoriser un large partage des données, qui pourrait être associé à des propositions, comme celle de Jaron Lanier[8] consistant à rémunérer chaque citoyen en échange de ses données, en transformant chacun en un entrepreneur faisant fructifier son portfolio de pensées, émotions et images.
Partant, comme on l’a vu, d’un même constat sur l’actuelle richesse en données des marchés, la vision que Zuboff se fait de ces développements est bien plus pessimiste : le capitalisme de surveillance « fait renaître l’image donnée par Karl Marx du capitalisme comme vampire qui se nourrit du travail, mais avec un tour inattendu. Au lieu du travail, le capitalisme de surveillance se nourrit de chaque aspect de l’expérience humaine »[9]. Plus précisément, le capitalisme de surveillance prétend faire à la nature humaine ce que le capitalisme industriel avait fait à la nature non humaine : « Le capitalisme industriel a transformé les matières premières de la nature en marchandises, et le capitalisme de surveillance revendique la nature humaine comme matériau pour créer une nouvelle marchandise »[10]. Et, comme tout capital, celui-ci aussi trouve sa source dans une dépossession originale et continue : « le capital de surveillance provient de la dépossession de l’expérience humaine, rendue opérationnelle par ses programmes de restitution, omniprésents, unilatéraux : nos vies sont épluchées et vendues pour financer leur liberté et notre soumission, leur savoir et notre ignorance à propos de ce qu’ils savent »[11].
Ce nouveau capitalisme, que Zuboff qualifie de « voyou » aboutit selon elle à une nouvelle forme de collectivisme dans lequel ce sont les grands acteurs de l’économie numérique, et non pas l’État, qui concentrent la connaissance et la liberté. Ainsi, si, chez Hayek, la plus grande liberté des acteurs économiques était invoquée au nom de leur nécessaire ignorance de la totalité, et donc de la nécessaire décentralisation de la prise de décision économique, le capitalisme de surveillance produit une transformation radicale de la « division du savoir dans la société », en accumulant dans les mêmes mains une liberté sans entraves et un savoir incommensurable. Cette accumulation a, bien entendu, des conséquences considérables sur les rapports de pouvoir : « Des processus automatisés non seulement connaissent notre comportement mais le façonnent aussi à grande échelle. Avec cette réorientation, du savoir vers le pouvoir, automatiser les flux d’informations nous concernant ne suffit plus ; le but est désormais de nous automatiser »[12]. D’où la conséquence politique : « les capitalistes de surveillance en savent trop pour avoir droit à la liberté »[13].
Cette conséquence politique peut se concrétiser dans différents types de mesures. Cory Doctorow s’oppose à l’« exceptionnalisme technologique » de Zuboff, qui tend à croire trop rapidement aux mensonges que les GAFAM adressent à leurs investisseurs potentiels à propos de leurs capacités de surveillance, prédiction et persuasion. Il partage néanmoins ses inquiétudes concernant la monopolisation du savoir et du pouvoir caractéristique de l’économie numérique. Il propose alors de faire appel à des formes « classiques » de régulation pour le secteur : « Big Tech n’est pas un “capitalisme voyou” qui ne peut pas être soigné à travers des remèdes anti-monopoles traditionnels comme le démantèlement des trusts (obliger les compagnies à céder les concurrents qu’elles ont acquis) et le bannissement des fusions en monopole et d’autres tactiques anti-concurrentielles. Big Tech n’a pas le pouvoir d’utiliser l’apprentissage automatique au point que les marchés perdent le pouvoir de punir les mauvais acteurs et de récompenser les concurrents supérieurs »[14]. Il ne faut donc pas, selon Doctorow, céder aux propositions des GAFAM de s’autoresponsabiliser et de s’autoréguler en assumant des missions d’ordre public :
Permettre aux plateformes de croître jusqu’à leur taille actuelle leur a donné une dominance qui est presque insurmontable – les charger avec des missions publiques pour redresser les pathologies créées par leur taille rend virtuellement impossible de réduire cette taille. (…) On peut tâcher de réparer Internet en cassant Big Tech et en le privant des profits dus au monopole, ou on peut tâcher de réparer Big Tech en l’obligeant à dépenser ses profits dus au monopole en gouvernance. Mais on ne peut pas faire les deux. On doit choisir entre un internet vibrant et ouvert ou un internet dominé, monopolisé, ordonné par les géants du Big Tech[15].
Lors d’une audition devant le Parlement canadien de mai 2019, Zuboff esquisse deux pistes particulièrement significatives pour lutter contre le capitalisme de surveillance, qui vont encore plus loin dans la mise en place de dispositifs législatifs pour contrer le pouvoir des GAFAM. Elle propose, d’un côté, de mettre hors la loi les mécanismes fondamentaux du capitalisme de surveillance : la captation de l’expérience humaine privée comme matière première pour en faire des données, l’asymétrie informationnelle nécessaire à la production de données et la production de prédictions basées sur la captation unilatérale et secrète de l’expérience humaine. D’un autre côté, en pensant la montée en puissance du capitalisme de surveillance comme une « défaillance du marché », elle propose d’implémenter un cadre régulateur qui favorise une réelle concurrence, où les entreprises qui voudraient rompre avec le capitalisme de surveillance pourraient bénéficier du rejet par les consommateurs des pratiques de ces derniers pour faire faire advenir un système alternatif[16]. On voit que, dans ce cas aussi, l’objectif principal est de casser les monopoles de l’économie numérique et de favoriser une concurrence à même de déployer un autre Internet.
Nouvelles formes de coordination sociale et propriété collective des infrastructures de feedback
Bien que l’on ne puisse que souhaiter qu’un combat conséquent soit mené contre les monopoles de l’économie numérique, ces perspectives risquent toutefois de ne pas être à la hauteur des défis que pose cette économie, et ceci pour deux raisons.
La première est que les monopoles dont il est question ont la forme d’un monopole naturel : il est vrai que la puissance computationnelle n’est pas intrinsèque aux algorithmes des GAFAM, mais il se trouve qu’elle est directement proportionnelle à la quantité et à la diversité de plus en plus grandes d’usagers qui s’en servent. L’efficacité de leurs services – quoi que l’on pense de leur utilité sociale – est donc due précisément à leur position de monopole. Comme le souligne Cédric Durand, cette position leur permet de susciter, à travers leurs algorithmes, une forme nouvelle de puissance collective, dont les usagers bénéficient, bien qu’elle soit en même temps mise au service de l’accumulation de capital[17]. Quand on critique la position monopolistique des GAFAM, il faut donc tout d’abord se demander si l’on peut souhaiter de renoncer purement et simplement à cette puissance collective considérable.
La deuxième raison est encore plus importante. Zuboff identifie la nouveauté essentielle du capitalisme de surveillance dans sa tendance à dépasser la libre ignorance qui caractérise les acteurs économiques d’après l’idéal du marché néolibéral. Or, il est possible de démontrer que, bien qu’Hayek s’émerveille de l’économie de connaissance rendue possible par le marché, ce qui l’intéresse plus particulièrement n’est pas le marché en tant que tel mais les institutions, normes, pratiques et comportements qui lui permettent de fonctionner. Ce qui l’intéresse, comme le révèle, par exemple, « Le sens de la concurrence » de 1948, c’est la concurrence capitaliste comme forme socio-historique sans laquelle le marché perdrait son efficacité coordinatrice. C’est pourquoi, si Hayek insiste sur le caractère insondable du marché, il réintroduit ailleurs une partie de la connaissance « perdue » lors de sa condensation dans les prix. Par exemple, il la réintroduit dans la compréhension qu’ont les acteurs économiques du fait que la réduction des coûts est une tactique essentielle pour survivre dans un marché concurrentiel, ou dans les processus de formation et d’influence de l’opinion par la publicité : « La concurrence est essentiellement un processus de formation de l’opinion : en diffusant de l’information, elle créé l’unité et la cohérence du système économique que nous présupposons lorsqu’on le pense comme un marché »[18]. Morozov a parfaitement relevé ce point : « D’un point de vue hayékien, l’économie numérique se limite à formaliser et améliorer des processus préexistants de formation de l’opinion (…). Le fait que les prix ont une valeur informationnelle pour les acteurs du marché – valeur qui dépend elle-même du fait qu’ils aient intériorisé les lois de base du capitalisme – ne les empêche pas d’acquérir d’autres formes d’information, avant le moment de l’échange, durant la phase cruciale de la “compétition réelle” »[19]. Il s’ensuit que la proposition consistant à casser les monopoles pour relancer la concurrence afin de contrer les effets néfastes sur la division sociale de la connaissance du capitalisme de la surveillance n’est pas une solution véritable : le capitalisme de surveillance n’est pas un dépassement, mais un approfondissement de la division sociale de la connaissance qui est déjà produite par la concurrence néolibérale.
À cela il faut ajouter qu’Hayek, qui refusait comme essentiellement inutiles pour les hommes d’affaires les abstractions de l’économie néoclassique sur la concurrence parfaite, résolvait en un instant l’alternative entre concurrence et monopole : elle n’en est pas une. Les monopoles ne constituent pas en soi un problème ; la seule chose qui pose problème à ses yeux, c’est lorsque la concurrence est « supprimée de manière délibérée », c’est-à-dire lorsque le monopole est public. « Nous devrions nous préoccuper beaucoup moins de savoir si la concurrence dans un cas donné est parfaite et nous préoccuper beaucoup plus de savoir s’il y a concurrence tout court. (…) Un monopole basé sur une efficience supérieure (…) engendre comparativement moins de dommages pour autant qu’il soit garanti qu’il disparaîtra une fois que n’importe quel autre acteur parvient à satisfaire les consommateurs plus efficacement »[20] – le problème, qu’Hayek ne relève pas, étant bien entendu que le monopole non seulement émerge de la logique même de la concurrence capitaliste, mais existe précisément pour empêcher son propre dépérissement face à cette même concurrence.
Morozov en tire une conclusion cruciale pour la gauche : lutter contre le néolibéralisme requiert avant tout de créer « des nouveaux modes de comportement et des nouveaux cadres de sens »[21] capables de supplanter le marché concurrentiel capitaliste comme forme fondamentale de coordination sociale. C’est pourquoi il procède, dans son article « Socialisme Digital ? » à identifier les formes d’un déploiement de l’infrastructure de feedback associé à des modes de comportement et des cadres de sens rendant possible une coordination sociale non marchande et non capitaliste. Il propose ainsi trois pistes :
- Selon Hayek, la concurrence est une puissante procédure de découverte de nouvelles techniques de production et de nouveaux besoins de consommation. Il faudrait alors penser la solidarité comme une procédure de découverte tout aussi, voire plus puissante que la concurrence. « L’“infrastructure de feedback” numérique pourrait être utilisée pour signaler des problèmes sociaux et même pour faciliter la délibération à leur propos. Ce qui compte comme un “problème” ferait aussi l’objet du débat : les citoyens pourraient mobiliser des alliés et convaincre les autres des vertus de leur compréhension des problèmes particuliers et des solutions qu’ils proposent »[22]. Cela suppose de sortir de l’idée que l’on apprend plus de choses sur le monde lorsqu’on agit comme des consommateurs que lorsqu’on agit comme citoyens, ou que l’innovation est dans tous les cas mieux fomentée par la quête de profit que par les impératifs qui s’imposent face à des considérations d’ordre, par exemple, écologique ou social.
- Le marché constitue, on l’a vu, un puissant dispositif de coordination sociale par la réduction de la complexité. L’infrastructure de feedback pourrait toutefois « remplacer les marchés avec des institutions construites tout aussi attentivement qui peuvent maximiser les flux d’information pour résoudre des problèmes de complexité »[23]. Morozov s’appuie ici sur le travail du cybernéticien Stafford Beer, qui avait contribué à construire une infrastructure de feedback élémentaire pour le gouvernement de Salvador Allende, en face de laquelle la conception hayékienne d’une coordination sociale basée exclusivement sur la concurrence capitaliste se révèle extrêmement simpliste. Beer concevait la société comme un enclenchement d’ordres récursifs en rapport avec l’environnement. La complexité de ce système peut être affrontée de deux manières : soit à travers une coordination qui atténue la variété et standardise les réponses (selon Beer, qui s’oppose ici à Hayek, le marché en constitue un exemple), soit à travers une coordination qui assume la complexité en laissant la plus grande autonomie aux institutions et individus concernés pour l’aborder à leur échelle. Ces deux modes de coordination coexistent nécessairement, suivant des rapports de dominance qui dépendent de l’ordre récursif dans lequel on se situe. Le traitement des flux d’information rendu possible par les technologies informatiques pourrait toutefois permettre à la deuxième forme de coordination de prendre le dessus, en laissant aux différentes institutions le pouvoir de trouver leur propres solutions à leur échelle, en traitant les données pertinentes et en incluant les individus concernés dans la prise de décision. La condition pour un tel développement est que ces technologies soient libres et accessibles à tous. « L’ambition est que la démocratie radicale unisse ses forces avec une “bureaucratie radicale” afin de bénéficier d’infrastructures avancées pour planifier, simuler et coordonner. Cette combinaison devrait, au minimum, produire des solutions aussi efficaces que celles de l’“ordre spontané” d’Hayek, sans, toutefois, décharger tous les coûts d’adaptation sur les citoyens ou ériger trop de barrières face aux capacités de résolution de problèmes des systèmes locaux »[24]
- En formulant sa conception du marché comme dispositif computationnel, Hayek avait un objectif fondamental : démontrer l’impossibilité pour une planification économique centralisée de traiter l’information de manière à prendre des décisions appropriées. Il y a peu, on pouvait encore affirmer que « le problème principal que l’idéal socialiste doit affronter est que nous ne savons pas comment concevoir la machinerie qui pourrait le faire fonctionner »[25]. Or, Morozov estime que les infrastructures de feedback rendent finalement possibles des formes de planification économique décentralisée. C’est ce qu’affirment aussi Cédric Durand et Razmig Keucheyan :
La coordination de l’offre et de la demande pourra également s’appuyer sur des outils numériques, comme c’est déjà le cas dans le capitalisme aujourd’hui. Le 4 septembre 2017, le quotidien Financial Times affirmait que “la révolution des big data peut ressusciter l’économie planifiée”. Aux yeux de l’un de ses éditorialistes, les possibilités actuelles de collecte de données et de calcul pourraient dans un avenir proche surmonter certaines défaillances de la planification centralisée du XXe siècle. Les informations produites à flux continu par l’ensemble des acteurs économiques permettent de connaître les préférences d’un grand nombre de consommateurs quasi instantanément, sans passer par le système des prix[26].
Pour que de telles formes de coordination sociale, et les nouveaux comportements et cadres de sens qu’elles requièrent, puissent se développer, deux conditions sont, selon Morozov nécessaires :
- Il faut d’abord accepter l’utilité sociale de certaines formes de récolte, traitement et monitorage des données et d’une infrastructure de feedback commune. Certes, en lisant cela, on pense immédiatement à des systèmes controversés comme le « crédit social » chinois[27]. Toutefois, rien n’oblige à ce que cette infrastructure monitore tous les aspects de notre existence, et il est tout à fait possible de mettre en place plusieurs échelles et étendues de récolte et traitement des données, ainsi que des garanties et un contrôle législatifs stricts concernant les limites et la finalité de leur usage ou la durée de leur stockage. Même actuellement, « les entreprises technologiques peuvent promouvoir toutes sortes d’agendas politiques, et actuellement les agendas dominants imposent le néolibéralisme et l’austérité, et utilisent les données centralisées pour identifier des immigrants à déporter ou les pauvres qui pourraient faire défaut sur leur dette. Je crois néanmoins qu’il y a un potentiel positif énorme dans l’accumulation de plus de données, dans un bon cadre institutionnel – c’est-à-dire politique »[28]. Par exemple, à un monitorage de nos déplacements qui anticipe nos comportements pour garantir à quelques-uns un bon retour sur investissement, ou pour renforcer l’implémentation de politiques sécuritaires, il faudra préférer un monitorage de nos déplacements qui vise à assurer le fonctionnement efficace et égalitaire d’un service public de la mobilité.
- Mais la condition la plus fondamentale des formes de coordination sociale préconisées par Morozov réside dans la socialisation des données et des infrastructures de feedback. Il faut donc briser la contradiction entre les formes collaboratives de découverte de connaissances et la propriété privée des moyens de production numérique, en luttant pour que ces technologies deviennent un bien essentiel, stratégique, qui devrait appartenir à tous, non pas pour que chacun devienne un petit entrepreneur de ses données, mais pour que l’on puisse tous prendre part à une organisation commune de notre existence collective. « La gauche devrait donc se concentrer sur la préservation et l’expansion de l’écologie de différents modes de coordination sociale (…). Cette mission (…) sera presqu’impossible sans reprendre le contrôle sur l’“infrastructure de feedback” »[29].
Fabio Bruschi est coordinateur pédagogique à l’ARC asbl et chargé de cours à l’UCLouvain et à l’IHECS. Il est l’auteur de Le matérialisme politique de Louis Althusser.
- [1] Hayek Friedrich, « The Use of Knowledge in Society », The American Economic Review, vol. 35, n° 4, 1945, pp. 524-525.
- [2] Ibid., pp. 526-527.
- [3] Ibid., p. 527.
- [4] Zuboff Shoshana, L’Âge du capitalisme de surveillance. Le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir, Paris, Editions Zulma, 2019, p. 660.
- [5] Mayer-Schönberger Viktor, Ramge Thomas, Reinventing Capitalism in the Age of Big Data, New York, Basic Books, 2018, Chap. 1.
- [6] Morozov Evgeny, « Digital Socialism ? The Calculation Debate in the Age of Big Data », New Left Review, n° 116/117, 2019, p. 50.
- [7] Mayer-Schönberger, Ramge, Reinventing Capitalism in the Age of Big Data, op. cit.
- [8] Cf. Lanier Jaron, Who Owns the Future ?, London, Penguin Books, 2014.
- [9] Zuboff Shoshana, L’Âge du capitalisme de surveillance, op. cit., p. 27.
- [10] Ibid., p. 136.
- [11] Ibid., p. 661.
- [12] Ibid., p. 25.
- [13] Ibid., p. 662.
- [14] Les citations de Doctorow sont tirées de son ouvrage How to Destroy Suveillance Capitalism, disponible en libre accès sur la plateforme éditoriale OneZero : https://onezero.medium.com/how-to-destroy-surveillance-capitalism-8135e6744d59.
- [15] idem.
- [16] Cf. Lobo Savia, « Shoshana Zuboff on 21st century solutions for tackling the unique complexities of surveillance capitalism », Packt : https://hub.packtpub.com/shoshana-zuboff-on-21st-century-solutions-for-tackling-the-unique-complexities-of-surveillance-capitalism/.
- [17] Durand Cédric, Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Paris, La Découverte, 2020, pp. 126-127.
- [18] Hayek Friedrich, « The Meaning of Competition » (1948), Econ Journal Watch, vol. 13, n° 2, 2016, p. 371.
- [19] Morozov Evgeny, « Digital Socialism ? », art. cit., p. 47.
- [20] Hayek Friedrich, « The Meaning of Competition », art. cit., pp. 370-371.
- [21] Morozov Evgeny, « Digital Socialism ? », art. cit., p. 46.
- [22] Ibid., p. 56.
- [23] Ibid., p. 58.
- [24] Ibid., p. 61.
- [25] Cohen Gerald Allan, Why Not Socialism ?, Princeton, Princeton University Press, 2009, p. 57.
- [26] Durand Cédric, Keucheyan Razmig, « L’heure de la planification écologique », Le Monde diplomatique, Mai 2020, p. 17. Voir aussi : Durand Cédric, Keucheyan Razmig, « Planifier à l’âge des algorithmes », Actuel Marx, n° 65, 2019.
- [27] Cf. René Raphaël, Ling Xi, « Bons et mauvais Chinois », Le Monde diplomatique, janvier 2019.
- [28] Morozov Evgeny, « Socialize the Data Centres ! », New Left Review, n° 91, 2015, p. 63.
- [29] Morozov, « Digital Socialism ? », art. cit., p. 67. Voir aussi Morozov, « Pour un populisme numérique (de gauche) », Le Monde diplomatique (blog), 15 décembre 2016 : https://blog.mondediplo.net/2016-12-15-Pour-un-populisme-numerique-de-gauche.