De l’administration électronique à la privatisation numérique

De l’administration électronique à la privatisation numérique.

Le passage d’un accueil au guichet et de démarches administratives sur papier à des services en ligne est un processus qui s’est déployé sur plusieurs années. Nous vivons aujourd’hui la dernière phase de généralisation de ces démarches. Il devient nécessaire alors de prendre en compte ceux qui sont les plus éloignés des pratiques numériques et qui sont aussi souvent ceux qui dépendent le plus crûment des aides publiques. Divers médiateurs et travailleurs sociaux ont été mobilisés pour traiter cette situation. Mais la fracture numérique pourrait bien aussi se révéler un marché rentable, comme l’illustre le site MesAllocs.fr

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Au début de l’administration électronique le retrait des classes moyennes du guichet bénéficie aux autres usagers

Les premiers moments de la numérisation des services publics (on parlait alors « d’informatisation », ou de « téléservices » puis d’administration électronique) se sont traduits, paradoxalement, par une focalisation des guichets sur les personnes les plus défavorisées. Cette focalisation était moins l’expression d’une orientation de ces services que d’un retrait d’une partie de la clientèle. Le mécanisme est simple : toutes les personnes des classes moyennes qui vivaient mal les conditions du guichet se sont rapidement emparées des opportunités de ce contact à distance. L’importance des capacités sociales différenciées pour l’accès à ces nouvelles interfaces numérisées est bien connue. Mais la complexité et l’enjeu des relations sont aussi socialement différenciés : un dossier « d’allocations familiales » pour une famille de la classe moyenne est à la fois plus simple et moins vital qu’un dossier de revenu minimum. C’est ainsi que les guichets des caisses d’allocations familiales, qui ont en charge, en France, à la fois les aides familiales ouvertes à toute la population et la distribution des minimas sociaux, se sont vidés des classes moyennes et concentrés sur les populations les plus pauvres. Cette redistribution a même été transposée dans l’architecture des guichets de La Poste avec la séparation entre un espace dans lequel des automates permettent les fonctions postales et des agents « volants » pour traiter les dépôts et retraits de plis recommandés et un guichet traditionnel consacré aux fonctions de banque sociale de cette institution. Dans beaucoup de services publics le guichet devient alors de fait le guichet des pauvres[1].

Généralisation de la numérisation : exclusion et compensation

La généralisation de l’administration électronique engagée avec le plan Action publique 2022 conduit à mettre en cause ce guichet des pauvres. Les niveaux de rigueur dans l’obligation sont variables. L’obligation pour les déclarations d’impôts ne vaut pas pour les foyers ne disposant pas d’Internet, les services en charge de l’assurance maladie ont une politique relativement souple. C’est aux guichets des administrations en charge des minimas sociaux et du paiement du chômage que la pression semble la plus forte.

Le bilan humain de cette politique a été établi par la Défenseure des droits, instance de recours indépendante permettant aux usagers de faire valoir leurs droits face aux administrations. Dans son rapport circonstancié de 2022[2] l’institution pointe les différentes populations déstabilisées par ce passage obligé par l’administration électronique : les précaires dont la survie dépend de l’accès aux minimas sociaux mais aussi les personnes handicapées, les détenus, les majeurs protégés, les personnes âgées sans oublier une partie de la jeunesse, les codes du numérique dans lequel ils sont plongés, centrés sur l’image, ne sont en effet pas ceux, écrits de l’administration électronique.

Au guichet qui concentrait ses forces sur les populations qui en ont le plus besoin, on substitue des mécanismes de compensation. Ce sont des politiques de formation comme le financement d’un « Pass numérique » : il a été très peu mobilisé. Ce sont des structures d’accueil substitutives dans lesquels des « médiateurs » ne sont pas issus des administrations et ne peuvent pas réellement traiter les dossiers complexes. Cela conduit alors de fait surtout, par un mécanisme de vases communicants, aux transferts des demandes aux travailleurs sociaux et aux associations d’accompagnement des pauvres. Nadia Okbani a montré que les travailleurs sociaux n’étaient pas particulièrement à l’aise avec cette fonction qui s’impose progressivement dans leur activité[3].

Faire de l’exclusion numérique un marché

Cependant, une autre modalité de report des demandeurs en difficulté avec l’administration électronique émerge en parallèle : une privatisation de la relation de service. En effet, des sociétés privées peuvent prendre en charge le remplissage des dossiers numériques pour les personnes en difficulté. Cette nouvelle orientation a été institutionnalisée avec « le plan préfecture nouvelle génération » (2016-2020). L’obligation de dématérialisation de certaines démarches administratives comme les cartes grises associées à l’immatriculation des véhicules s’est accompagnée d’un encouragement au développement de la prise en charge de ces tâches administratives par les garagistes. Des entreprises sur Internet vont alors investir ce créneau.

Dans le domaine social, ce sont en particulier MesAllocs.fr, site généraliste, et Wizbii.fr, site pour la jeunesse, qui s’imposent. Ces sites mettent à disposition un simulateur de droits. Les résultats mettent en évidence un différentiel d’aides dues et non perçues. Dans la foulée, ces sites proposent contre rémunération (29,90 euros pour l’inscription puis 29,90 euros par trimestre pour le premier, 4% des prestations recouvrées pour le second, plafonné à 9 euros par mois pour le second), de « récupérer » ces sommes. Dans un dossier très complet de la Gazette des communes Laura Fernandez[4]rapporte des informations sur l’usage de ces sites. Le taux d’usage de la calculette des droits est plus élevé que celui des services payant associés : MesAllocs.fr comptabilisent plus d’un million de consultations chaque mois sur le site pour 22 000 personnes ayant utilisé le service. Selon son responsable, ce service numérique permet aux utilisateurs de la formule complète de recouvrir en moyenne 3 200 euros par an. L’offre de services numériques peut aussi flirter avec la légalité. L’affaire avait été soulevée dans le contexte de pénurie forte (voulue ?) de rendez-vous en préfecture pour les différents dossiers administratifs des étrangers. Le site Notifymoi.fr, par exemple, propose pour 500 euros une prise de rendez-vous en préfecture.

Ces offres, au moins pour les légales, ne sont pas complètement indépendantes des autorités publiques. MesAllocs.fr s’est à l’origine appuyé sur l’open data des données et offre une illustration du projet d’État plateforme dans lequel des opérateurs privés offrent des services aux usagers, plus modernes, à partir de ces données publiques[5]. Wizbii.fr s’est vu confier la mise en œuvre du site facilitant l’accès à la politique : « un jeune, une solution ». Ce développement est aussi soutenu indirectement par l’abandon du site produit par la direction interministérielle du numérique MesAides.gouv.fr qui avait comptabilisé 10 millions de visites et par l’inachèvement du site de la direction de la sécurité sociale MesDroitsSociaux.gouv.fr, dont le lien pour passer du diagnostic au lien pour l’instruction du dossier dysfonctionne (lien non fonctionnel en juin 2022).

La mise en concurrence des populations

Avec le rôle central accordé à Doctolib dans l’attribution des créneaux de vaccination de la Covid-19, enfin, une configuration de retournement complet par rapport à la première période de l’administration électronique se profile. Alors que durant cette première période, le retrait des classes moyennes avait permis aux guichets de consacrer plus de moyens aux populations en difficulté, on a pu observer, durant cette période exceptionnelle, une mise en concurrence des différentes catégories de population. Le site Doctolib est un service offert aux cabinets de médecins pour gérer leurs rendez-vous. Ceux-ci, pour un abonnement relativement modeste (129 euros par mois), peuvent déléguer à la machine des tâches relevant de leur secrétariat. La licorne franco-allemande a été mise au centre du dispositif de généralisation de la vaccination au plus fort de la pandémie. Cette option intervenait alors en substitution d’une offre publique. Le site santé.fr renvoyait les demandes de rendez-vous des usagers sur la plateforme Doctolib. Le transfert s’est avéré une bonne affaire pour le gouvernement qui a pu développer une capacité de traitement des demandes dans des délais serrés et pour un coût limité. Mais cela a aussi été un excellent investissement pour Doctolib qui a ainsi vu en un délai record exploser le nombre de personnes qui se sont familiarisées avec le site et qui seront des utilisateurs futurs potentiels. Du point de vue de la segmentation des populations la situation est moins favorable. En effet, on a pu observer, au moment où le vaccin était un bien rare et convoité, une mise en concurrence des usagers. Alors que dans une offre bureaucratique classique les différents usagers sont affectés aux services les plus proches de leur domicile, cette offre numérisée permettait une plus grande mobilité. Les plus rapides et les plus habiles ont pu ainsi capter des créneaux dans d’autres départements. Pour la région parisienne cela a en particulier concerné la Seine-Saint-Denis. Ce département affichait en février 2021 l’un des plus faibles taux de vaccination des départements français et des enquêtes journalistiques ont pu montrer que dans des centres, à Aubervilliers ou Pantin, près du quart des vaccinés n’étaient pas issus de ce département[6].

La segmentation sociale évolue ainsi au fil de l’avancement de la numérisation. Dans une première configuration, l’accès facultatif aux démarches informatisées a de fait plutôt profité indirectement aux populations en difficulté en déchargeant les services d’accueil d’une partie des relations avec les usagers des classes moyennes. Dans une deuxième configuration, la généralisation des démarches électroniques a conduit à durcir les positions et à de nombreuses situations d’exclusions. Les offres compensatoires développées en parallèle (formation, médiation, travail social, interfaces privés) ne suffisent pas alors à lever toutes les difficultés. C’est alors qu’émerge une troisième configuration de la privatisation de la relation de service focalisée, moyennant tarification, sur ceux qui n’arrivent pas directement ou via les médiations offertes à accéder à leurs droits. La privatisation numérique de l’ensemble de la relation de service, illustrée par l’exemple de Doctolib, pourrait ouvrir une quatrième configuration. Dans celle-ci les différentes catégories de population sont mises directement en concurrence… avec le résultat prévisible que l’on peut en attendre : un avantage pour ceux qui ont déjà plus.

Même si le nombre de personnes utilisant ces nouveaux services administratifs alternatifs ou si les cas d’exclusion par concurrence dans l’accès à la vaccination via Doctolib sont limités, ces pratiques émergentes indiquent une extension du mouvement général de privatisation numérique qui s’est illustré en particulier dans le domaine des transports (BlablaCar, Waze, trottinettes,…) au domaine du social.

  • [1] Cet argument avait été développé à l’époque dans : Jeannot Gilles , « When non social public services take care » in : Schulze Hans Joachim, Wirth Wolfgang (eds), Who cares ?, Londres, Cassel, 1996 pp. 63-75.
  • [2] Défenseur des droits, « Dématérialisation des services publics : trois ans après où en est-on ? », 2022.
  • [3] Okbani Nadia « Réception de l’e-administration par les professionnels et mutation du travail social », Informations sociales, n°205, 2022, p.38-46. Voir également l’entretien avec le collectif du Travail social en lutte dans ce numéro.
  • [4] « Services publics : quand dématérialisation rime avec marchandisation », La Gazette des communes, 31 janvier 2022.
  • [5] Ce projet a été développé par Henri Verdier (Colin Nicolas & Verdier Henri . L’âge de la multitude-2e éd.: Entreprendre et gouverner après la révolution numérique. Armand Colin, 2015. ). L’exemple alors mis en avant concernait une start-up facilitant l’accès des PME aux aides publiques. Il apparaît plus consensuel de faire payer un tel service à des entreprises qu’à des bénéficiaires des minima sociaux, mais finalement les premiers se sont montrés moins enclins à payer que les seconds. Jeannot Gilles, « Vie et mort de l’État plateforme », Revue française d’administration publique, (1), 2020, pp.165-179,.
  • [6] Jeannot Gilles & Cottin-Marx Simon La privatisation numérique. Déstabilisation et réinvention du service public, Éditions Raisons d’Agir, 2022, 176 p.