La violence faite au corps, par sa stigmatisation comme dans son exploitation, est une condition structurelle et historique du capitalisme : depuis les origines des luttes ouvrières jusqu’aux luttes contemporaines pour la sécurité, l’hygiène et la santé au travail, en passant par la construction des normes sociales et culturelles du corps dont le système des marchandises dépend et par les différentes oppressions structurelles qui assurent l’organisation du marché mondialisé (racisme, inégalités genrées, milieux d’enfermement et exercice des disciplines, variations classistes de l’effort écologique, intégration de la totalité des dimensions individuelles dans le travail productif, etc.), la corporéité fonde une matrice essentielle de la valorisation et de la distribution du capital. Bien plus, les précarités les plus intenses sont le plus souvent corporéisées et l’exploitation des forces de travail est, intrinsèquement, une exploitation des corps des travailleurs : en un sens marxien, « l’exploitation capitaliste n’est pas possible sans coercition corporelle et la critique du salariat ne peut être menée à bien sans examen de ses effets délétères sur le corps »[1]. Un diagnostic intuitif des conflits sociaux les plus omniprésents pourrait, de la même façon, très vite observer combien les coordonnées des problèmes sociaux sont – aujourd’hui plus que jamais – polarisées par les souffrances liées aux précarités et vulnérabilités multiples auxquelles les individus sont confrontés. La reconnaissance des souffrances vécues à même le corps, qu’elles soient directes ou diffuses, gagne aux temps présents une épaisseur politique[2] dont l’importance ne manque pas de toucher l’émancipation au cœur de sa logique, qu’on la pense comme pur acte subjectif ou comme projet politique : suivant la distinction de Christian Maurel, les transformations de société contemporaines (qu’elles concernent la production et ses modes, le relationnel, la technologie, le type de souveraineté, etc.) ne peuvent manquer de toucher aux modalités de la transformation sociale[3]. Or, il n’est pas exagéré de dire que le corps n’a pas – ou très peu – fait l’objet d’investissements théoriques poussés au sein du secteur de l’éducation permanente dont ces mêmes précarités constituent pourtant l’objet fondamental. Il n’est, en ce sens, pas usurpé d’identifier un paradoxe apparent qui s’exerce au quotidien : le travail opéré par ces secteurs consacre énormément de temps au corporel, à l’appropriation de ses puissances, à la libération de ses potentiels, à l’effort appliqué d’un regain de confiance dans ces derniers, mais peine à justifier que le corporel puisse être l’objet de son action, de son impératif émancipatoire.
Si ce paradoxe n’est qu’apparent, c’est au sens où cette disproportion observable entre la theorie et la pratique…
Une étude de Nicolas MARION à lire ici au complet et au format PDF.
- [1] HABER, S., RENAULT, E., « Une analyse marxiste des corps ? », dans Actuel Marx, 2007|1 (n°41), p.14.
- [2] « Aux enjeux centrés sur la dénonciation de l’inégalité, de l’injustice sociale succèdent des enjeux centrés sur la relation, sur la protection face au harcèlement, sur la souffrance psychique au travail, sur le stress professionnel. On observe une revendication face à la souffrance, le droit à la dignité, au respect, à l’estime ». FOUCART, J., « La souffrance : un enjeu social contemporain », dans Pensée plurielle, 2004/2 (no 8), p.18.
- [3] Voir à ce propos MAUREL, C., Éducation populaire et puissance d’agir, Paris, L’Harmattan, 2010, pp.31-38.