Introduction
Au moment de rédiger le présent article, cela faisait une décennie que nous avions commencé notre parcours professionnel dans le secteur associatif bruxellois. Cette première activité touchait notamment à l’accompagnement et la formation aux technologies et aux enjeux sociétaux relatifs à l’informatique : ces activités étaient alors, sinon marginales, à tout le moins circonscrites à un espace relativement restreint du secteur non marchand. Si dix années d’expérience ne permettent aucune saisie scientifique d’un champ sectoriel, fût-il relativement restreint comme peut l’être le non marchand bruxellois, elles permettent cependant d’y constater des tendances singulières, en particulier quand celles-ci sont relatives aux domaines d’expertise des associations où nous travaillons et/ou avons travaillé. Parmi ces tendances, l’une des plus évidentes concerne une certaine montée en puissance de la thématique et des enjeux relatifs à la précarité numérique et son corollaire, l’inclusion numérique. Si bien que de marginale et circonscrite, l’inclusion numérique est devenue – aujourd’hui – un espace important de structuration de l’action associative et est peut-être en passe de constituer, à elle seule, un secteur non-marchand à part entière.
Cette montée en puissance est non seulement détectable dans l’augmentation tendancielle des activités, recherches, campagnes et services proposés par les associations autour de ces problématiques mais également dans l’augmentation croissante du budget alloué par l’État pour financer l’exécution de cette prolifération d’initiatives relatives à la lutte contre la précarité numérique et/ou en faveur de l’inclusion numérique. Bien entendu, cette augmentation des références associatives à la société numérique n’est pas non plus sans lien avec les trames plus globales que sont l’accélération de la digitalisation induite par la pandémie du Covid-19, l’intensification des inégalités sociales dans la majorité des sociétés du capitalisme mondialisé et, conséquemment, des inégalités numériques qui en forment une déclinaison particulière. En outre, la généralisation des « mises à distance numériques » du travail[1] et, de manière plus générale encore, l’extension globalisée du recours aux technologies numériques-algorithmiques dans toutes les sphères du marché, des services publics et de la vie sociale et culturelle des sociétés contemporaines justifient la désignation de plus en plus fréquente du régime capitaliste contemporain sous les appellations « capitalisme numérique » ou « technocapitalisme ».
Enfin, même si l’on subsumait purement et simplement cette intensification du « numérique associatif » à celle du capitalisme tout entier, cela n’épuiserait pas ce qui – dans cette évolution – nous semble topique ou significatif d’un certain tournant dont nous voudrions élucider ici les nuances : celui d’une certaine politisation[2] progressive de la question et du débat qui s’en déduit. Il ne sera pas question, ici, d’élucider si ces appropriations socio-culturelles et politiques du numérique par la « société civile » sont utiles, pertinentes, bienvenues ou non, suffisantes ou non, adaptées à leur objet ou suffisamment impactantes quant à leurs visées. En revanche, nous aimerions fournir, à partir de l’analyse des tenants et aboutissants de cette politisation, une hypothèse critique sur les liens surprenants qui – à l’intérieur du secteur associatif et dans ses relations avec l’État – relient, autour d’une problématique sociétale, la création d’un marché associatif qui lui correspond et d’une politisation qui en découle.
Retour sur un point de bascule
Dans un souci d’économie d’espace et de moyens, nous nous dispenserons d’un énième retour sur les déterminants sociaux fondamentaux qui rendent compte des inégalités numériques : l’analyse autant que la mesure de la « fracture numérique » en Belgique est amplement documentée et souvent actualisée[3]. En revanche, il nous est nécessaire de revenir sur ce qui a permis à ces inégalités particulières de passer du statut de « périphériques » au statut de « primordiales » dans les priorités de l’intervention publique auprès des populations, notamment précarisées[4]. C’est en effet par là qu’elles se sont vues entrer dans le palmarès des problématiques clivantes du débat public ou, en peu de mots, qu’elles ont définitivement intégré le champ des questions proprement « politiques ». Il nous faut, à cette fin, brièvement revenir sur la pandémie mondiale de Covid-19 et sur les impacts sociétaux qui lui ont fait suite, en nous limitant au contexte des questions relatives à l’inclusion numérique des citoyens.
Alors que débutaient en mars 2020 les premières mesures de confinement, sortait en même temps une intéressante étude menée par des chercheurs·euse·s de la VUB sur le champ et les acteurs de l’inclusion numérique en Belgique, avec les interrogations suivantes : qui, quoi, pourquoi et comment ?[5] Cette étude est à deux égards particulièrement significative : d’une part, elle est publiée juste avant la reconfiguration générale et mondialisée de l’activité humaine sous les effets de la pandémie ; d’autre part, elle se présente comme une tentative assumée de réaliser une « vue d’ensemble de l’inclusion digitale en Belgique[6] ». Compte tenu de l’énorme impact qu’aura la pandémie sur la numérisation de la société, en Belgique comme ailleurs, cette étude va donc connaitre le quelque peu funeste destin de devenir presque immédiatement non représentative de l’état de chose contemporain à sa publication. Elle gardera cependant la fonction de témoigner de la situation de l’inclusion numérique en Belgique juste avant le Covid[7].
Nous mentionnons cette étude pour deux extraits en particulier qui nous semblent assez importants à reproduire ici, notamment parce qu’ils résultent d’une objectivation de l’auto-perception qu’avaient les opérateurs associatifs de leur travail d’inclusion numérique. Le premier porte sur la façon dont, hormis les Espaces Publics Numériques qui s’y dédient spécifiquement, les opérateurs associatifs établissaient un lien entre leur « core business » et l’inclusion numérique :
Un grand nombre d’organisations publiques ou semi-publiques qui fournissent un soutien social aux citoyens sont implicitement concernées par la question de l’exclusion numérique. Pour la plupart, le sujet ne fait pas partie de leur activité principale et elles ne se considèrent pas comme des facilitateurs de l’inclusion numérique. [D]e nombreuses organisations ont indiqué qu’elles se sentent obligées de prêter attention à la question, car il existe un lien étroit entre les besoins numériques et sociaux des citoyens. Ces organisations mettent rarement en œuvre une stratégie d’inclusion numérique ou un plan d’action. Au lieu de cela, elles sont plus enclines à anticiper les difficultés qui surviennent lorsqu’elles interagissent avec les citoyens. Il y a peu de professionnalisme ou de vision à long terme en ce qui concerne l’inclusion numérique[8].
Le second extrait porte sur la centralité des démarches d’inclusion numérique dans les stratégies financières des mêmes opérateurs :
Malgré le fait que les organisations adoptent une approche différente en matière d’inclusion numérique, les résultats montrent que tous les types d’organisations impliquées dans la résolution des défis sociaux cherchent des solutions aux besoins numériques des citoyens. Cependant, l’inclusion numérique est rarement une priorité majeure. Cela se reflète fortement dans le financement des organisations. Les résultats de l’enquête montrent que la plupart des organisations reçoivent des financements publics. Néanmoins, lors des ateliers, il est apparu que la majorité ne reçoit pas de ressources financières supplémentaires pour travailler sur l’inclusion numérique car ce n’est pas une partie essentielle de leur activité principale. Il est souvent nécessaire de chercher d’autres moyens, tels qu’un appel à projet, pour financer des projets d’inclusion numérique. Il y a peu de coopération avec des partenaires privés, ce qui les rend fortement dépendantes des financements publics[9].
Il ressort de ces deux extraits d’importants constats : en 2019, l’inclusion numérique constituait de fait un ressort périphérique des activités associatives, tant du point de vue de son importance thématique et professionnelle (les inégalités numériques sont perçues comme arrimées aux problématiques sociales plus générales des publics concernés et sont – par ce fait – traitées en perspective de leur impact sur ces mêmes problématiques) que du point de vue financier (l’inclusion numérique ne représente pas un moyen important d’accès à des fonds publics dédiés).
Différents sous-entendus doivent être explicités ici. D’une part, si l’on observe la dynamique évolutive de ladite fracture numérique, le problème social qu’elle constitue est relativement stable[10]et, de ce fait, structurel. La dimension périphérique de l’inclusion numérique associative en période de pré-pandémie ne doit donc pas être lue comme résultant d’une situation où la fracture numérique était elle-même, quantitativement ou qualitativement, moins importante. Au contraire, elle doit être comprise à la lumière des perspectives rendues disponibles dans l’étude précitée : si la fracture numérique était déjà une problématique sociale importante pour la population belge, elle ne faisait pas l’objet d’un encadrement associatif particulièrement appuyé parce qu’elle ne représentait pas un enjeu social dont la prise en charge assurait l’accès à des subsides/financements publics importants. Si bien qu’il serait nécessaire, pour la rendre plus précise, de « corriger » la formulation de l’étude en pointant que c’est bien le faible enjeu financier que représentait l’inclusion numérique qui se reflète dans le fait que cette dernière constituait rarement une « priorité majeure » pour les organisations évaluées, et non l’inverse.
Cet aspect des choses se reflète très explicitement dans la conclusion de l’étude, où nous pouvons lire que
le manque de moyens financiers est la principale préoccupation des organisations de la société civile. […] Selon les organisations, les politiques devraient sentir l’urgence concernant l’inclusion digitale et devraient reconnaître le travail réalisé par les facilitateurs de l’inclusion numérique. Ils devraient donc commencer à financer les initiatives d’inclusion numérique d’une façon plus structurelle[11].
D’autre part, et dans une veine similaire, il ne faut pas comprendre l’absence évoquée d’investissements publics conséquents dans l’inclusion numérique comme résultant d’un manque de moyens financiers de la part des pouvoirs publics mais bien comme l’expression symptomatique de la considération très relative des mêmes pouvoirs publics pour les dimensions sociales et inégalitaires de la digitalisation[12]. On peut résumer cela dans une formule simple : avant la pandémie, les inégalités numériques constituaient – au contraire des potentiels économiques de la digitalisation – une problématique sociétale faiblement adressée par les pouvoirs publics et, conséquemment, faiblement subsidiée. Cet état de fait se traduisait, à l’échelle de la société civile et des initiatives locales de l’inclusion numérique, par un encadrement relativement marginal, peu professionnel et périphérique de la question ou, suivant les mots de l’étude elle-même : « [ces organisations] ne reçoivent pas de moyens financiers additionnels pour travailler sur l’inclusion numérique. Par conséquent, ils ne peuvent pas s’engager envers l’inclusion numérique de manière structurelle et professionnelle[13]. »
Il est assez évident que la situation n’est aujourd’hui plus tout à fait la même : le passage par la pandémie et par ses exigences sanitaires de « maintien des distances » entre les individus a – radicalement et expéditivement – intensifié l’importance et la centralité des problématiques numériques dans la société. À titre d’exemple, l’accès à une connexion internet, au matériel informatique et aux compétences nécessaires pour l’utiliser optimalement est devenu, dans le contexte d’une société où la quasi-totalité des actes quotidiens qui garantissent l’accès aux droits sociaux fondamentaux (scolarité, emploi, administration, culture, santé, etc.) passent obligatoirement par les technologies numériques, un problème absolument central et incontournable, touchant aux piliers mêmes des garanties démocratiques de l’ordre social. En quelques mois de numérisation intense des interactions humaines sous les effets de la pandémie, tolérer la fracture numérique revenait à tolérer un apartheid social de fait. En quelques mois donc, ce qui n’était encore qu’une priorité périphérique ou marginale – l’inclusion numérique – devenait une forme explicite de l’urgence sociale, c’est-à-dire un secteur où il est nécessaire et urgent d’investir de l’argent public. Et, de fait, on observera entre mars 2020 et aujourd’hui un changement significatif de l’investissement public dans la question.
Un marché symptomatique
La quantité de fonds philanthropiques injectés par la Fondation Roi Baudoin dans l’inclusion numérique entre 2018 et 2022 est de l’ordre de presque 14 millions d’euros[14], et sur la seule année 2023 on peut relever, en plus de cela, 8 millions d’euros de fonds européens destinés à des dispositifs d’e-inclusion associatifs. Le SPF économie a également lancé un appel à projets « Inclusion numérique » de 1.200.000€, et au seul niveau de la région de Bruxelles-Capitale, différents appels à projets sont lancés pour des montants qui, ensemble, dépassent le million d’euros, auxquels il faut ajouter le budget annuel du CIRB (Centre d’Informatique pour la Région Bruxelloise), qui totalise 2.625.000€ (dont 900.000€ sont redistribués aux différents opérateurs de l’inclusion numérique[15]). Ces sommes sont, à l’échelle belge, importantes et représentent une authentique manne financière sur laquelle beaucoup d’associations vont pouvoir tenter de greffer leurs activités et leur intérêt. Ces appels à projets et l’ensemble des conditions qui vont organiser la compétition entre les opérateurs en vue de l’obtention des fonds vont polariser la façon dont la problématique des inégalités numériques va être socialement appréhendée et traitée au niveau de la société civile. En particulier, la façon dont ce financement va influer sur le paysage institutionnel des associations est importante en matière de spécialisation et de professionnalisation : en augmentant les occasions d’y gagner de l’argent, l’État induit dans le « secteur » de l’inclusion numérique une situation où les opérateurs doivent maximiser leur capacité à se rendre « distinctifs » entre eux tout en maintenant leur objet social premier, qui se veut souvent critique par rapport aux enjeux charriés par la numérisation : les associations vont se retrouver à travailler à l’inclusion numérique là même où elles aimeraient contribuer à l’émancipation numérique des citoyens. Cette tension vécue par de nombreuses organisations est, à la lettre, ce qui va conduire à une montée en puissance de la « politisation » du débat : en effet, « porter la lutte » est pour un acteur associatif un moyen efficace de placer son association au centre des dynamiques qui animent le débat, notamment parce que, d’une part, cela permet de se constituer comme un interlocuteur inévitable des pouvoirs publics et que, d’autre part, cela maximise les chances et les opportunités d’orienter le débat dans le sens de ses propres intérêts institutionnels.
L’étude « L’inclusion numérique. Ce que les organisations de terrain nous apprennent [16] », commanditée et publiée par la Fondation Roi Baudoin en février 2022, met en évidence la façon dont cette même montée en puissance des priorités relatives à l’inclusion numérique est réceptionnée par les opérateurs associatifs et presque immédiatement traduite en « besoins » particuliers. La deuxième section de cette étude porte sur l’analyse des « besoins liés au soutien structurel, à une politique cohérente et à la collaboration » et revient sur cinq axes de réponses fournies par les associations de terrain à la question « Quels éléments structurels permettraient à votre organisation de mieux accompagner les personnes incapables de suivre l’évolution numérique ? » D’abord, le vocabulaire et les formulations des questions nous semblent assez révélateurs des préjugés classiques qui entourent la fameuse « fracture numérique » (par exemple, que le problème est le fait de l’incapacité des personnes, et qui plus est l’incapacité de suivre « l’évolution numérique » presque naturalisée, alors, dans son processus) mais les réponses sont elles aussi porteuses d’enseignements importants quant à l’état des politiques numériques au sein de ce nouveau marché. En effet, la réponse la plus importante et la plus donnée par les associations n’est autre que le besoin d’un « financement structurel pour assurer la pérennité des actions entreprises ». Suivent ensuite, dans l’ordre de leur importance, le besoin de « profiter de manière durable d’un fonctionnement optimal », la création de partenariats entre structures travaillant à l’inclusion numérique, puis le besoin d’une « politique/vision claire sur l’inclusion numérique dans la ville/région au sein de laquelle l’organisation est active » et, enfin, le besoin de « renforcer la promotion des initiatives de votre organisation auprès du public cible (potentiel) et des organisations ». Si l’on synthétise ces axes suivant leur ordre d’importance, on obtient : 1. Financement structurel – 2. Optimalisation fonctionnelle des organisations – 3. Renforcement des dynamiques partenariales – 4. Positionnement et clarification politiques – 5. Promotion des services et initiatives.
Les différents éléments que nous avons mobilisés jusqu’ici nous permettent alors de pointer une logique absolument caractéristique de la façon dont l’État belge – en lien étroit avec son « tiers secteur » non-marchand et sa force associative – encadre et répond aux problématiques sociales qui s’imposent à sa gestion. Il y a donc une première phase, parfois longue et plus militante, où les associations tentent de faire reconnaître l’importance d’un problème (en l’occurrence, ici, les inégalités numériques) peu pris en charge par l’État et pas (ou mal) adressé par ce dernier : cela correspond, ici, à la phase pré-pandémique où les associations travaillaient à rendre lisible la problématique de la fracture numérique pour opposer à la lecture purement économiste de la digitalisation qu’avait l’État d’autres clés de lecture du champ social visé. Une situation de crise aiguë peut faire, d’un coup, basculer la situation problématique dans l’urgence sociale (comme ce fut le cas, ici, avec le Covid) et contraindre l’État à devoir justifier son inaction, son impréparation ou son incapacité à adresser correctement la crise ou l’urgence sociale en question. On entre alors dans une nouvelle phase de structuration où l’État reconnait l’importance du travail mené en amont et concède une augmentation du financement des actions, avec une double dynamique concomitante : renforcer le financement permet aux pouvoirs publics de donner un signal officiel et politique d’une « prise en charge » des responsabilités par l’État, mais cela doit se faire dans un contexte où les critiques issues de la « phase militante » doivent être cadrées pour que le nouveau marché de subsides se structure de la façon la plus alignée aux objectifs idéologiques fondamentaux de l’État néolibéral. C’est ici que la dynamique se dédouble : l’augmentation des subsides ne peut se faire qu’à la condition paradoxale de maintenir leur rareté et leur précarité, sans quoi l’État se priverait du moyen de discriminer – par la compétition accrue entre les opérateurs (toujours en quête de financements structurels) et la non-structuralité des financements proposés (plus d’appels à projet que de financements structurels) – les « bons opérateurs » (ceux qui se conforment au diagnostic proposé par l’État) des « mauvais » (ceux qui veulent vraiment, par exemple, d’une « autre société numérique » plus libre, moins marchande, plus sociale, etc.)
Et c’est à ce point-ci que nous sommes parvenus aujourd’hui et que les besoins des opérateurs que nous avons cités nous exposent : le plus grand besoin énoncé sera celui d’un financement structurel parce que, d’une part, la précarité des associations est, en fait, la condition de possibilité même de leur instrumentalisation fonctionnelle au sein des stratégies politiques de l’État néolibéral et, d’autre part, parce que l’intérêt des associations est moins celui de l’atteinte efficiente de leur public cible (arrivant ici en 5ème position des besoins) que celui de leur propre capacité à survivre et se maintenir à l’intérieur du marché associatif lui-même. Mais ce besoin va se traduire par une intensification tendancielle de la politisation du débat parce que, précisément, il s’agit d’une méthode inévitable pour positionner de façon distinctive une organisation dans le marché (raréfié) des subsides correspondants. Cette politisation n’aura alors pas tout à fait la même couleur que dans la phase initiale de construction de la problématique parce que, à la lettre, elle aura à intégrer dans son référentiel, en tout ou en partie, les éléments les plus inexorables du diagnostic posé par l’État ; diagnostic rendu disponible et appuyé au travers des appels à projets. Ainsi en va-t-il, par exemple, du renforcement de l’usage du référentiel de l’inclusion ou de l’ « accompagnement » numérique (souvent désigné aussi par le terme « E-inclusion ») en lieu et place de celui de la lutte contre les inégalités numériques. Ou encore, pour autre exemple : la polarisation forte du débat autour des problématiques de l’accessibilité (le tout-numérique ou bien le maintien des guichets ?) qui, sans le dire, peut limiter le dialogue ou le conflit à la discussion des modalités d’accès (numériques ou non) plutôt que, par exemple, la régulation des processus de digitalisation (taxation des entreprises, neutralité des processus, régulation des usages des données publiques, etc.) Nous ne citons pas ces éléments pour les classer selon leur importance, mais pour indiquer que, quand une problématique sociale se politise à partir des organisations de la société civile, cela se fait toujours à partir des coordonnées spécifiques de l’encadrement politico-administratif et idéologique des associations par l’État, lui-même réalisé au travers des dynamiques propres à l’organisation des « marchés associatifs » que nous avons mentionnés.
Conclusion
Notre analyse peut se synthétiser par l’explicitation de son objectif critique fondamental : fournir un rappel ou marquer d’une pierre blanche le fait que tout processus de politisation – dès lors qu’il est pris dans les rets de la structuration du secteur associatif – participe lui-même de la façon dont l’État entend poser les termes du débat[17]. Ces termes sont notamment posés par l’organisation et la création d’un marché associatif qui, à la fois, hiérarchise les opérateurs par leur mise en compétition et priorise certains axes de lutte ou de travail par rapport à d’autres. L’exemple de la récente montée en puissance des problématiques relatives à l’inclusion numérique autant que de l’appropriation de ces dernières par un nombre croissant d’associations (souvent non spécialisées dans la question) nous a semblé fournir un excellent pivot analytique pour exposer et déconstruire cette dialectique. L’intérêt spécifique de cette approche critique nous semble double. D’abord, elle rappelle que le meilleur moyen d’encadrer la puissance de la lutte associative est, pour l’État, de la financer : les marchés de subsides devraient donc toujours être reçus avec la distance critique qu’ils méritent, c’est-à-dire dans la perspective de leur fonction gouvernementale, biopolitique et structurale. Ensuite, elle fournit un éclairage sur les raisons – urgentes et impératives – d’un élargissement sociétal de la question des politiques numériques : faire de la numérisation un authentique problème de société sur lequel se disputent des options programmatiques et idéologiques fondamentales est une condition sine qua non pour sortir la problématique de sa réduction à son appropriation marchande (celle-ci fut-elle « purement marchande » ou dépendante du « marché associatif »). En dernier recours, ce n’est que contraints par l’interpellation populaire que les pouvoirs publics autant que les associations seront susceptibles de faire droit à l’authentique volonté d’un changement de cap : celui du passage d’une société numérique subie, opaque, inégalitaire et dérégulée à une société numérique choisie, transparente, libre, régulée et régulable.
- [1] Voir à ce propos le numéro 5 de Permanences Critiques : Piret Cécile (dir.), Travail à distances : l’omniprésence numérique, Permanences Critiques, n°5, Automne 2022.
- [2] Nous entendons ici par « politisation » un processus conjoint d’appropriation de la problématique des inégalités numériques par différents acteurs institutionnels de la société belge (pouvoirs publics, associations non-marchandes, syndicats, mutuelles, entreprises) et de polarisation idéologique des discours s’y rapportant (positivisme technophile, techno-scepticisme, etc.).
- [3] La fondation Roi Baudoin publie annuellement un Baromètre de l’inclusion numérique opérant un état des lieux de la situation en Belgique, et fournissant des chiffres de référence pour son évaluation. L’édition de 2022 est consultable en ligne : https://kbs-frb.be/fr/barometre-inclusion-numerique-2022.
- [4] Au seul titre d’illustration de ce changement, voir l’intervention du 08/09/2022 du ministre Clerfayt « Pas question d’abandonner le citoyen face au numérique » : https://clerfayt.brussels/fr/pas-question-dabandonner-citoyen-face-numerique
- [5] Wauters Chantal, Van Audenhove Leo, Marien Ilse, « The playing field of Belgian e-inclusion actors : Who, what, why, how ? », 2020 (VUB).
- [6] Ibid., p.1.
- [7] Notons que la méthodologie de collecte des données sur laquelle s’appuie l’étude repose sur une enquête par sondage menée entre septembre 2018 et juillet 2019. On peut donc considérer que l’étude est spécifiquement représentative de cette période déterminée et des tendances qui s’y dessinaient.
- [8] Wauters Chantal, Van Audenhove Leo, Marien Ilse, « The playing field of Belgian e-inclusion actors : Who, what, why, how ? », 2020 (VUB), p.6.
- [9] Ibid., p.7.
- [10] Si l’on compare, par exemple, les données du baromètre de l’inclusion numérique en 2020 et en 2022, on constate que les fragilités numériques persistent et ne se résorbent pas entièrement. C’est, précisément, ce qui conduit de plus en plus d’opérateurs à concevoir l’inclusion numérique comme inséparable de l’existence d’alternatives au numérique.
- [11] Wauters Chantal, Van Audenhove Leo, Marien Ilse, loc.cit., p.16.
- [12] Nous renvoyons ici à notre article : Marion Nicolas, « De la puissance du privé dans l’agenda numérique belge », dans Bruxelles Laïque Echos, décembre 2018. Voir en ligne : https://echoslaiques.info/de-la-puissance-du-prive-dans-lagenda-numerique-belge/
- [13] Wauters Chantal, Van Audenhove Leo, Marien Ilse, loc.cit., p.16.
- [14] https://kbs-frb.be/fr/inclusion-numerique-ce-que-les-organisations-de-terrain-nous-apprennent
- [15] Il n’est pas fortuit de consulter le rapport annuel 2022 du Plan d’appropriation numérique du CRIB pour en apprendre plus sur la façon dont ces fonds sont utilisés et ventilés (voir en ligne : https://paradigm.brussels/fr/quoi-de-neuf/publications/rapports-annuels-de-la-coordination-inclusion-numerique/plan-d2019appropriation-numerique-2013-rapport-annuel-2022 ) : de façon représentative, l’attribution des fonds correspond à la situation des besoins décrits par les opérateurs : les fonds alimentent davantage la fédération et la promotion des initiatives et sont difficilement convertissables en supports financiers structurels.
- [16] Ibid.
- [17] Il n’est pas inutile de rappeler ici que ces « termes du débat » sont eux-mêmes empreints et chargés d’intérêts très divers qui convergent par l’État : nous parlons ici du secteur non marchand, mais il va de soi que le secteur privé joue lui aussi un rôle essentiel dans les modalités de construction de ce débat, notamment parce qu’il contribue massivement à l’orientation (par voie d’investissements, de lobbys, de consultances et de conseils) des politiques dans le sens des valorisations économiques qu’ouvrent l’extension numérique généralisée.