En guise d’introduction, pour les lectrices et les lecteurs qui ne vous connaissent pas, pouvez-vous présenter le Travail Social en Lutte ? Qu’est-ce qui vous a amené à vous constituer en collectif ?[1]
Magali Gillard (MG) : Le collectif Travail Social en Lutte est né en 2020, dans le sillon de la Santé en Lutte, à l’initiative de travailleuses sociales et travailleurs sociaux liégeois·e·s, avec comme premier objectif de mobiliser les acteur·trice·s du secteur social lors des manifestations de la Santé en Lutte. Le second objectif est de mener une lutte au sein du secteur social lui-même, avec comme visées la revalorisation des fonctions et un refinancement du secteur. Bien sûr, il existe déjà des lieux institutionnalisés dont la mission est de relayer les difficultés du secteur aux responsables politiques et aux gestionnaires des services concernés, mais l’idée à la base de l’initiative est plutôt celle de constituer un collectif horizontal, auto-organisé, de travailleuses et travailleurs sociaux au sens large, capable de porter les paroles et les revendications du terrain directement sur la place publique, indépendamment des canaux de représentation traditionnels/institutionnalisés et des filtres qu’ils représentent, des stratégies politiques qu’ils doivent mettre en œuvre. S’organiser entre travailleuses et travailleurs pour porter nous-mêmes notre parole de façon autonome nous semble essentiel.
En 2021, j’ai travaillé au sein d’un CASG (Centre d’Action Social Global) dans les Marolles dans le cadre d’un contrat « renfort COVID ». J’étais déjà consciente du problème d’accessibilité des services dits essentiels durant cette période pour l’avoir connu moi-même en tant que chômeuse, mais c’est vraiment après quelques semaines de travail au sein de ce service que je me suis rendue compte de la gravité de la situation. Un nombre considérable de personnes se trouvaient dans le désarroi le plus total, parfois sans percevoir leur revenu de remplacement depuis plusieurs mois et sans aucune réponse des services concernés. Mes collègues étaient très en colère et au bord du burn-out. Il fallait tenter de mettre en place un dispositif qui permettait à toute cette colère de s’organiser pour mettre en avant les graves conséquences de la dématérialisation des services et tirer la sonnette d’alarme. C’est dans ce contexte qu’un ami de la Santé en Lutte m’a mise en contact avec l’un des membres du Travail Social en Lutte à Liège. Je leur ai proposé de se mobiliser face à la réalité que l’on vivait dans le secteur social associatif et on a convenu de démarrer par une discussion en ligne[2] intitulée : « Le social est-il essentiel ? » Celle-ci a réuni une vingtaine de travailleuses et travailleurs sociaux, majoritairement de l’associatif bruxellois, en prise avec la réalité que représentent l’inaccessibilité et la dématérialisation des services. Cela a permis aux travailleur·euse·s d’exprimer leur ras-le-bol et de se rendre compte qu’on était nombreux·ses à vivre la même chose. La discussion s’est terminée avec un désir affirmé de dépasser les constats pour s’organiser collectivement et dénoncer cette situation.
Au mois de juin, au moment du déconfinement, nous avons commencé à tisser les prémices de la campagne contre la dématérialisation des services. Celle-ci a débuté en octobre 2021, par la publication d’une carte banche[3] signée par plus de 200 travailleurs et travailleuses de terrain et par notre première action devant la Direction des Allocations d’études de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui a fermé ses permanences d’aide à l’introduction des demandes de bourses d’études.
Nora Poupart (NP) : J’ai rejoint le collectif lors de la rencontre de juin 2021, consciente du potentiel de nous réunir et de porter ensemble nos constats dans l’espace public. Je suis assistante sociale de première ligne depuis 8 ans, depuis presque 4 ans aux services sociaux des quartiers 1030 Asbl, et je n’ai jamais eu autant l’impression que la dématérialisation des services est l’obstacle de trop pour le gens.
Alors que la numérisation des services sociaux est présentée comme allant de soi, comme une évolution positive de la société, vos actions ont permis de mettre en lumière certains effets négatifs sur ses usagers, notamment ceux qui sont les plus éloignés des outils du numérique. On parle à cet égard de plus en plus d’une fracture de troisième degré, se rajoutant aux deux premières (accès aux matériel informatique et compétences numériques), qui concerne l’accessibilité aux droits sociaux. Pouvez-vous développer cela, notamment en donnant des exemples issus de vos expériences de travail ?
MG : Chaque jour, nos permanences sociales sont remplies de personnes complètement désemparées, parfois dans des situations de grande précarité, d’urgence sociale, qui ne parviennent pas à joindre les services compétents pour les aider, ouvrir leurs droits ou percevoir leur revenu ! Avec le confinement, la plupart des services privés, publics, sociaux (même les plus essentiels) ont compté sur les outils numériques pour rester accessibles, sans mesurer l’ampleur de la fracture numérique et les conséquences désastreuses que cela allait avoir sur la vie de nombreuses personnes. Beaucoup d’entre elles se sont retrouvées du jour au lendemain dans l’incapacité de gérer leur quotidien : inscrire son enfant à l’école, faire un virement, ouvrir son droit au chômage, introduire une demande auprès de sa mutuelle, remplir sa déclaration d’impôts…
Et bien sûr, ce sont déjà les personnes fragilisées socialement et économiquement qui en paient le plus lourd tribut, même si certaines études parlent de 40 % de la population en situation de vulnérabilité numérique[4]. Là où la numérisation des services facilite la vie des un·e·s, elle rend l’accès aux services, et donc aux droits qui en découlent, plus difficile pour les autres. Là où, pour vous faire vacciner, vous n’avez qu’à prendre un rendez-vous sur internet en quelques clics, une autre personne devra se lever tôt, parfois prendre une demi-journée de congé, pour aller faire la file devant un service social en espérant être reçue par une assistante sociale qui prendra rendez-vous pour elle…
Lorsqu’on parle de la fracture numérique et de son ampleur, les solutions proposées sont la distribution de matériel et la mise en place de formations à l’utilisation des outils numériques. On sous-entend par là que ce sont les personnes qui n’ont pas « développé les compétences » nécessaires et doivent donc se former. On poursuit typiquement une logique d’activation où les individus sont tenus de s’activer pour avoir accès à leur droit. On va même jusqu’à parler d’immaturité numérique ! Ce terme est ultra-violent. Jamais on ne dit que ce sont les services qui doivent s’organiser pour rester accessibles à toutes et tous, en gardant leurs portes ouvertes et en mettant des moyens humains à disposition des bénéficiaires de leur service. Je pense en particulier aux services publics qui ont pourtant cette obligation dans leurs missions. Par ailleurs, ce n’est pas toujours l’absence de connaissances ou de matériel qui limitent l’accès au numérique. Souvent, le problème vient du fait que la situation de la personne est complexe, n’a pas été pensée en amont et donc n’entre pas dans les cases proposées dans le formulaire en ligne. Je pense aussi à tous ces sites dont l’accès nécessite de s’identifier avec sa carte d’identité alors que tout le monde ne dispose pas d’une carte d’identité…
On évolue vers une société qui veut tout standardiser, où tout est pensé et organisé pour les personnes jeunes et connectées et si vous sortez du moule, c’est bien simple, on s’en fout et on avance sans vous.
NP : Un autre exemple des effets violents du numérique sur les usagers, c’est la manière par laquelle certains usagers sont dépossédés des démarches qu’ils pouvaient entreprendre. Alors qu’une personne pouvait auparavant aller chercher les documents demandés à sa commune, à sa banque, à son syndicat, il n’y a plus aujourd’hui de démarche qu’elle puisse faire sans l’interface d’un PC dont on a cité tout ce que cela peut représenter comme obstacle. C’est l’obstacle de trop : les gens décident de lâcher leurs droits, d’accepter ce déni de la société, et de s’en extraire aussi. Au-delà du non-recours aux droit sociaux, on est dans une désillusion totale de « faire partie d’une société ».
Pourriez-vous expliquer comment le travail social est impacté par la dématérialisation des services ? Qu’est-ce qui se perd avec la perte de l’échange humain, et comment les tâches qui définissent votre fonction ont évolué ?
MG : Une partie de plus en plus importante de notre travail revient à effectuer la sous-traitance des services dématérialisés : on prend des rendez-vous, on remplit des formulaires en ligne, on crée des adresses e-mail, on scanne et envoie des documents… On se retrouve même à jouer les apprentis comptables en aidant les personnes à remplir leur déclaration d’impôt. On travaille aussi pour les banques : on imprime des extraits de compte et on fait des virements en ligne… Ce travail administratif, d’encodage de données, de prestation d’actes purement techniques et de gestion de dossiers pour le compte d’autres administrations ou institutions augmente considérablement notre charge de travail et transforme aussi sa nature : être face à notre ordinateur réduit la qualité de l’échange humain et le temps disponible pour un accompagnement global. On est de plus en plus amené·e·s à travailler dans l’urgence, avec des demandes très ponctuelles, ce qui rend beaucoup plus difficile la réalisation d’un réel travail social qui prenne en compte la complexité et la singularité des parcours individuels.
Par ailleurs, le fait d’être pressé·e·s comme des citrons à longueur de journée ne nous permet pas de prendre le recul nécessaire pour penser notre pratique ou mener des actions sociales plus collectives.
NP : Lire des documents, rédiger des courriers, réunir des documents, etc. nous le faisions déjà. Nous avions ce rôle de lien, d’accompagnement, d’explication d’une situation de part et d’autre pour tenter que les droits soient compris et accordés, mais avec l’existence d’un espace pour discuter plus largement de la situation de la personne, de son contexte et du contexte sociétal. Aujourd’hui, j’ai le sentiment qu’on passe tout notre temps à pallier l’inaccessibilité d’autres services ou institutions. On devient imprimeur des extraits de compte, d’extraits de rôle, de compositions de ménage, d’attestations de chômage ; on devient aussi secrétaire des services qui ne veulent recevoir ces compléments de dossiers qu’en ligne. Donc on se connecte, on crée des identifiants, on remplit des formulaires en ligne. On télécharge la énième version d’Itsme sans même pouvoir nous poser la question de l’outil avec lequel on joue. L’espace d’accueil, de discussion, de réflexion avec les personnes se réduit à ces actes de recherche, de connexion, d’impressions, etc. Nos « victoires » deviennent surtout celles d’avoir pu entrer le code pin de la carte d’identité sans que le moteur de recherche ne plante. Et si nous sortons de ce rôle d’automate dans lequel nous sommes mis, on réalise que les communes, les syndicats, le SPF, la FWB, les mutuelles, les banques ont tous fermé leurs portes et souvent aussi leur téléphone. Ils se sont barricadés. Ils disent que « c’est mieux ainsi ». Mieux pour qui ? pour quoi ? Pour notre société qui ne se gère plus que par des écrans ? Pour les citoyens ? Quand je dis que nous sommes devenus automates, c’est aussi parce que les personnes viennent davantage pour l’obstacle du numérique que pour s’informer des droits qu’elles ont. L’obsession devient de remplir les cases plutôt que de poser la question de savoir ce qui serait en fait le plus adapté à chaque situation individuelle.
On réalise aussi qu’à la banque on n’est plus client si on n’a pas d’identité numérique (et que si cela peut être lié à la situation financière de la personne, tant mieux, on n’a plus les pauvres comme clients) ; qu’avoir droit à une allocation d’étude dépend de cette capacité à valider une demande en ligne (et tant mieux si moins de gens formulent la demande face à ces obstacle). Le SPF Finances, avec les déclarations simplifiées, manque totalement à son devoir d’information en mentionnant « si vous êtes d’accord, vous ne devez rien faire », sans pour autant rappeler toutes les informations auxquelles le service n’a pas accès (comme les frais de garde, l’envoi d’argent à l’étranger, …).
Le morcellement de ces démarches, ces mini-victoires, cela rend difficile une prise de recul et la possibilité de se poser des questions sur notre travail. Je donnerai un autre exemple : Il y a des gens qui sont rejetés de la mutuelle et qui galèrent à faire valoir leurs droits au chômage…et en fait, la démarche en elle-même est tellement compliquée (aussi car les syndicats sont devenus inaccessibles) que, dans notre travail, on en oublie de se poser la question de ce qui a mené un médecin-conseil à déclarer cette personne « apte au travail », alors que celle-ci, déjà en grande difficulté psychologique avant le confinement, vient de passer 18 mois avec 4 enfants en bas âge dans un logement insalubre. Est-ce sérieux ? Va-t-elle mieux ? Y a-t-il la moindre chance, dans un monde réel, qu’elle aille mieux ?
On se demande de plus si tous ces services (SPF Finances, CPAS, mutuelles, administrations publiques, etc.) réalisent qu’ils ont une responsabilité quant à leur accessibilité ? A priori le télétravail semble avantageux, tout comme les économies en personnel ou logistiques. On parle de dématérialisation, on devrait aussi parler de fragmentation : avec la digitalisation du guichet, c’est comme si les télétravailleurs semblaient se déresponsabiliser de l’accès aux services. A distance, ils ne se rendent pas compte de la difficulté de les joindre (il est arrivé qu’un usager ait dû composé 40 fois le numéro de son syndicat pour avoir quelqu’un au bout du fil). Le télétravailleur fait ses heures de travail et n’a plus une vue et une réflexion globales sur l’accessibilité du service pour lequel iel travaille.
Lors des rencontres obtenues à la suite d’interpellations avec des responsables de la CSC ou de la Fédération Wallonie-Bruxelles, on a chaque fois eu une certaine écoute, mais des sourires gênés et aucune solution amorcée, à peine quelques intentions balbutiées.
Si l’essentiel des mesures de digitalisation des guichets et d’effectuation du travail à distance trouvaient à se justifier en plein pendant la pandémie, elles se pérennisent aujourd’hui alors que le contexte sanitaire semble évoluer favorablement. Comment l’expliquez-vous ?
MG : On pourrait se dire que, dans l’urgence du confinement, on a dû agir dans la précipitation et qu’on n’avait donc pas eu le temps de penser aux conséquences mais aujourd’hui, on voit que la plupart des services ont continué sur leur lancée sans s’en préoccuper et n’ont toujours pas rouvert leurs services au public. Beaucoup les ont carrément fermés, s’apprêtent à le faire ou ont décidé de ne recevoir que sur rendez-vous (souvent à prendre en ligne…) En réalité, le confinement était une aubaine pour accélérer la dématérialisation des services qui était déjà en marche, pour aller vers une restructuration où les machines remplacent les travailleur·euse·s. Et ainsi poursuivre une politique de désinvestissement des services publics qui opère depuis plus de 20 ans…
Par ailleurs, si ces pratiques se pérennisent, c’est aussi parce que la réalité des personnes qui dépendent actuellement des autres (assistantes sociales, enfants, amis, voisins…) pour effectuer leurs démarches administratives est invisibilisée. Quelque part, en les aidant à effectuer leurs démarches en ligne ou en le faisant à leur place, on contribue à invisibiliser le problème et on permet aux institutions concernées de continuer à les ignorer puisqu’elles n’apparaissent pas dans leurs statistiques. On s’est d’ailleurs questionné plusieurs fois au sein du collectif sur ce rôle que nous jouons. Mais il ne suffit pas de se dire que nous n’avons qu’à arrêter d’aider les personnes pour que les services s’adaptent à leur réalité. Nous sommes souvent confronté·e·s à des personnes qui sont dans des situations d’urgence et de précarité telles que ne pas les aider revient à les empêcher d’accéder à leur droit et donc à les enfoncer encore plus. On se retrouve alors pris·e·s au piège, contraint·e·s d’être un maillon qui permet à un système inadéquat de fonctionner. Pour que cela fonctionne, il faudrait qu’on soit une masse assez critique à se mettre en grève.
NP : je rejoins Magali. On a le sentiment que l’invisibilité de ces réalités est instrumentalisée par les services qui jouent les sourds et les aveugles sur les effets de leur manque d’accessibilité. Par ailleurs, la digitalisation de certains services n’a pas que du mauvais. Ça peut être plus pratique pour certaines personnes à qui ces systèmes sont accessibles et faire gagner du temps à des services. Mais cela ne devrait pas justifier la fermeture de TOUS les guichets. On pourrait en laisser ouverts pour les personnes qui préféreraient avoir des contacts humains, quelles qu’en soient les raisons. C’est comme si avoir les deux options côte à côte n’était pas envisageable. Et souvent cela s’accompagne d’une phrase comme « les gens n’ont qu’à apprendre, si on laisse cette option, ils n’évolueront pas ».
Vos actions ont ciblé autant les administrations publiques, les mutuelles et les syndicats, que les entreprises privées comme les banques. Selon vous, dans quelle situation se trouvent aujourd’hui les personnes qui y travaillent ? Quelles sont les possibilités et les obstacles à la création de solidarités entre les travailleurs sociaux et celles-ci ?
MG : On a évidemment cherché à se solidariser avec les travailleur·euse·s des services concernés, en les contactant eux/elles ou leur délégation syndicale, mais on s’est très vite rendu·e·s compte que beaucoup ne souhaitaient pas revenir sur le terrain… ou pas entièrement. Iels trouvent un certain confort à rester à distance. Il y a celles et ceux qui ont obtenu certains avantages avec le télétravail et ne veulent pas y renoncer : plus de facilité à combiner vie professionnelle et vie privée (soin des enfants), éviter les déplacements (parfois longs) pour se rendre au travail, etc. Mais dans les cas qui nous occupent, ce que ça permet surtout, c’est de ne plus être confronté·e·s directement aux bénéficiaires… et à la violence sociale. Soit parce que leurs conditions de travail, suite au définancement des services publics (ou parapublics), ne leur permettaient pas de recevoir dignement les personnes et que la colère de ces dernières se retournait contre elles/eux ; soit parce que la rencontre avec les personnes et leurs réalités les confrontaient aux incohérences inhérentes à leur fonction et les obligeaient à exercer une violence institutionnelle en les regardant en face. Je pense notamment aux personnes dont le rôle est d’obliger des personnes à chercher du travail là où il n’y en a pas. Il est plus facile de ne pas remettre en question le sens de notre travail lorsqu’on n’est pas confronté directement aux personnes, à leur pauvreté, à leur fragilité…
NP : J’ajouterais qu’en étant déconnectés depuis un certain temps du terrain, je pense que c’est difficile pour ces travailleurs d’y replonger, et de se confronter aux effets délétères concrets que cela a vraiment sur les personnes, ou aux idéaux qu’ils ont, mais qui sont mis à mal en jouant le jeu de la numérisation totale.
Pour terminer quelles sont vos revendications ? Défendez-vous notamment un autre usage du numérique ? Et comment voyez-vous à plus long terme la suite de vos actions ?
MG : Ce que nous dénonçons n’est pas la numérisation en elle-même, c’est qu’elle se fait à marche forcée, dans la précipitation et sans prise en compte de ses conséquences délétères. Les questions qu’il s’agit de se poser, c’est : par qui est-elle voulue, par qui est-elle menée et au service de qui, dans quel objectif ? On nous vend la numérisation des services publics et privés comme quelque chose qui facilite nos vies, qui va tout rendre plus fluide. C’est vrai pour certaines personnes privilégiées mais ça ne l’est pas pour beaucoup d’autres. Sans parler de ce que cela signifie en termes de projet de société, de destruction du lien social et de surveillance de masse…
En réalité, ce sont les développeurs, les GAFAM, les fabricants de smartphones, les consultants et autres capitalistes du big data, à qui profite cette ultra-numérisation. Le tout financé à coups de milliards d’euros d’argent public ! On nous chante qu’il n’y a plus assez d’argent pour les services publics ou pour mettre en place des réponses politiques à l’augmentation de la pauvreté. Mais pour exacerber l’exclusion sociale par l’exclusion numérique, aucun problème, on a de l’argent à foison ! Notons que c’est un bon investissement pour les capitalistes puisque cette numérisation permet de poursuivre le démantèlement des services publics tout en s’en mettant plein les poches.
Ce que le Travail Social en Lutte revendique via sa campagne contre la dématérialisation, c’est un refinancement du secteur social au sens large, pour revenir à ses propres missions ; c’est l’obligation pour tous les services, publics ou privés, impactant de près ou de loin les droits des citoyen·ne·s, de maintenir un accès physique et humain, avec des personnes compétentes et correctement payées ; ainsi que le traitement rapide et équitable de toute demande faite par ce biais.
Je ne peux pas trop m’avancer sur la forme et le contenu que prendront nos prochaines actions, mais nous avons prévu de nous revoir à la rentrée pour avoir cette discussion collectivement.
L’idée de la grève (comme arrêt de travail ou comme grève du numérique) fait son chemin mais on n’y est pas encore… C’est un secteur où cette pratique est très difficile à intégrer car cela nous met en porte-à-faux avec notre volonté d’aider les personnes fragilisées, mais aussi parce qu’il y a peu de représentation syndicale… Par ailleurs, nous devons continuer la réflexion sur notre posture de travailleurs sociaux. Comment sortir de ce rôle de gestionnaires des pauvres et de pacificateurs sociaux (et dans quelle mesure cela est-il possible) pour aller vers la création de réelles réponses politiques pour contrer les inégalités ?
Concernant la question de la numérisation, elle dépasse le champ du travail social, même si, étant aux prises avec les personnes qui en subissent les plus lourdes conséquences, il nous incombe de les dénoncer et de les faire connaître plus largement. Nous espérons donc que notre campagne contre la dématérialisation rejoindra une convergence de luttes plus larges, car d’autres acteur·trice·s sont également engagé·e·s sur ces questions. Nous avons déjà commencé à réseauter, notamment lors d’une rencontre organisée par le collectif PUNCH (Pour Un Numérique Critique et Humain), avec des travailleurs et travailleuses des Espaces Publics Numériques, des informaticiens et écrivains publics, du secteur de l’alphabétisation et de la formation, de la lutte contre la pauvreté, etc. Nous allons poursuivre ce travail de réflexion et de réseau par une deuxième rencontre qui aura lieu au mois d’octobre.
NP : Nous nous étonnons aussi beaucoup du manque d’analyse globale et de suivi par les politiques de ces effets. Je rêve que ce soit les politiques qui contraignent les services (publics certainement mais pourquoi pas privés) à certaines normes d’accessibilités minimales. Le non-recours aux droits est étudié au moins depuis 2019 et questionné…Comment assister à une telle dématérialisation sans aucune prise de position de la part des politiques ? Et s’il nous incombe notamment de témoigner de ce à quoi nous assistons, cela est lourd à porter pour des travailleurs sociaux qui répondent déjà à de fameux défis. Si on fait le compte des épuisements professionnels dans nos secteurs et qu’on suit le fil de tout ce que l’on vient de dérouler, le lien peut être fait rapidement.
- [1] Propos recueillis par Cécile Piret.
- [2] À ce moment-là, les rencontres en présentiel étaient interdites.
- [3] La carte blanche a été publiée sur le site de La Libre le 25 octobre 2021, et peut encore être signée en ligne sur la plateforme de la campagne contre la dématérialisation du Travail Social en Lutte : https://travailsocialenlutte.collectifs.net/appels/quand-la-fracture-sociale-se-numerise/
- [4] Brotcorne Périne, Mariën Ilse, Baromètre de l’inclusion numérique 2020, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 2020.