INTRODUCTION
Ratifiée par les 46 membres du Conseil de l’Europe et entrée en vigueur le 3 septembre 1953, la Convention européenne des Droits de l’Homme consacre la liberté d’expression et d’information en son article 10 :
Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
Ce second paragraphe laisse une marge de manœuvre aux États, qui peuvent interférer aux conditions qui y sont énumérées. Toute restriction doit cependant être explicitement prévue par la loi et nécessaire dans une société démocratique, cette nécessité impliquant un « besoin social impérieux »[1] sur lequel les États membres jouissent d’une certaine marge d’appréciation, mais toujours sous contrôle européen. Ce contrôle, exercé par la Cour européenne des Droits de l’Homme, consiste à estimer la proportionnalité de la restriction à la liberté d’expression par rapport à l’objectif visé par ladite restriction. En cas de disproportion, la restriction sera considérée comme non nécessaire dans une société démocratique et donc comme violant l’article 10 de la convention.
Tout qui fréquente les réseaux sociaux et les forums des médias[2] sait que la liberté d’expression, fréquemment brandie par ceux qui se voient reprocher leurs propos, semble s’y exercer sans aucune restriction. Or, on le verra, le législateur a, en tous cas chez nous, expressément prévu des restrictions à cet exercice.
Dans cette analyse, nous nous intéresserons dans un premier temps à comprendre comment s’applique l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme en Belgique puis au cas spécifique d’internet et aux restrictions qui s’y observent. Nous appuyant ensuite sur le tristement célèbre #JesuisCharlie, nous nous intéresserons à ce qui se cache derrière ce slogan et les différentes interprétations (et utilisations) qui en sont faites pour, enfin, nous pencher sur ce que la liberté d’expression n’est pas afin de lever d’éventuels malentendus. Car, et c’est bien là l’objet de notre analyse, si désormais certains s’octroient le droit de tout dire, si une certaine parole se libère au nom de #JesuisCharlie, il est important de savoir de quoi ce Charlie est le nom et de quoi il est le prétexte.
Nous verrons qu’une mauvaise interprétation de la notion de liberté d’expression peut donner lieu non seulement à des débordements dans le champ des limites imposées par le législateur belge, mais également à des infractions comme le harcèlement, la diffamation, l’insulte et/ou la violation de la vie privée.
LA LIBERTÉ D’EXPRESSION EN BELGIQUE
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Les règles
On ne peut, au nom de l’exercice de sa liberté d’expression, contrevenir à la loi. L’article 19 de la Constitution belge énonce ainsi que « La liberté des cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toute matière, sont garanties, sauf la répression des délits commis à l’occasion de l’usage de ces libertés. »
Précisément, on peut s’exprimer librement, quitte à choquer, mais sans commettre l’un des délits suivants[3] :
- L’incitation à la discrimination, à la haine, à la violence ou à la ségrégation à l’égard d’autrui, en public, intentionnellement et pour une raison précise[4]
Si on peut émettre des critiques à l’encontre d’une conviction politique, religieuse ou philosophique, on ne peut pas encourager, exhorter, exciter, dresser quelqu’un (ou plusieurs personnes) contre/à s’en prendre à autrui en raison de cette conviction, en tous cas en public[5].
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Les pratiques
La question des propos tenus dans les forums des médias est plus délicate : qui en est responsable ? Selon le juriste François Deleu, du Centre pour l’égalité des chances (aujourd’hui Unia), la réponse à cette question dépend du statut d’hébergeur ou de diffuseur du média :
En effet, à partir du moment où le modérateur est très présent sur les forums, intervient dans les conversations ou fait de la modération a priori, c’est-à-dire qu’il vérifie les commentaires avant publication, il sera considéré comme éditeur des commentaires et sera donc tenu pour responsable des discours de haine qu’il a édité sur son site. Tandis que si le média fait de la modération a postériori, il sera considéré comme simple hébergeur et sera donc uniquement responsable des discours haineux dont il a une connaissance effective, c’est-à-dire des commentaires qui lui ont été signalés. Cette règle est applicable à toute l’Europe puisqu’elle vient des directives e-commerce qui mettent en place le système de responsabilité spécifique aux hébergeurs. Ceci explique, en partie, pourquoi une majorité des médias que nous avons rencontrés ont choisi la modération a posteriori (…)[6]
Le Conseil de Déontologie Journalistique (CDJ) a quant à lui publié des recommandations[7] déontologiques à l’adresse des médias, parmi lesquelles la mise en place de modalités de gestion de l’expression des internautes telles que les filtres, la modération, la précision des conditions générales d’utilisation, des limites légales au contenu et des sanctions encourues en cas de dépassement de ces limites, la possibilité de signaler des messages abusifs, l’inscription préalable avec identité complète.
Il suffit de parcourir les forums de l’ensemble des médias pour noter une certaine disparité dans le suivi de ces recommandations : certains ont totalement renoncé à ouvrir leurs publications aux commentaires, certains en bloquent la possibilité pour les articles qui concernent des questions susceptibles d’inspirer des commentaires racistes, certains laissent tout et n’importe quoi se dire sous leurs articles, y compris des choses illégales comme des incitations à la haine, prétendant tout de même modérer leurs forums. De plus, la position des médias est pour le moins ambigüe, puisque tous diffusent des articles sur les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter, où c’est le commentateur qui encourt des risques de poursuites. Ce qui est géré (de manière élastique, on vient de le voir) sur les sites des médias eux-mêmes ne l’est donc plus sur les réseaux sociaux, où, de surcroit, les fausses identités et avatars sont légion.
Enfin, concernant la politique des réseaux sociaux en la matière, notons qu’elle fait souvent polémique chez nous, beaucoup dénonçant le laxisme desdits réseaux face à des propos racistes, voire des incitations à la haine, là où un réseau comme Facebook, par exemple, se montre pudibond à la moindre image de corps un peu dénudé. Ce débat n’est pas tranché et n’est pas près de l’être chez nous, Facebook étant un réseau américain, avec une conception anglo-saxonne en la matière.
En effet, aux États-Unis, la liberté d’expression est inscrite au premier rang des libertés fondamentales[8]. L’entreprise Facebook s’inscrit dans ce cadre et considère en outre que la régulation des commentaires revient au public et aux États, et non pas à elle[9]. De plus, elle invoque[10] diverses difficultés techniques et des moyens nécessaires beaucoup trop importants pour réguler elle-même ce qui se publie sur ses pages.
Quant à l’autre géant, Twitter, il commence tout doucement à adopter une conception plus européenne des choses, supprimant certains comptes aux contenus ouvertement racistes, sexistes[11] et/ou… suscitant une indignation telle qu’il lui est commercialement difficile d’en faire fi.
Nonobstant ces timides évolutions, privilégiant « le commentaire et le débat », les deux plateformes considèrent qu’il est plus efficace de répondre aux commentaires haineux que de les effacer[12]. Une conception que les acteurs de l’éducation permanente sont nombreux à partager, même si la tâche s’avère très fastidieuse, voire démesurée…
DE L’UTILISATION DÉTOURNÉE DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION
Au-delà de ses limites imposées chez nous par le législateur, c’est la question de la compréhension du concept même de liberté d’expression qui pose bien souvent problème. Et même, nous allons le voir ci-après, son dévoiement, voire son instrumentalisation.
Le 7 janvier 2015 vers 11h30, deux individus armés s’introduisent dans les locaux du journal satirique Charlie Hebdo et y tuent onze personnes. Très vite, Joachim Roncin, un graphiste français, crée un panneau « Je suis Charlie », en lettres blanches sur fond noir. L’image devient très vite virale, donne naissance à un hashtag (#Jesuischarlie) et est partagée massivement sur les réseaux sociaux. Devenu l’un des hashtags les plus diffusés dans l’histoire de Twitter, « #Jesuischarlie » incarne depuis une liberté d’expression bafouée par des terroristes islamistes, celle de Charlie Hebdo, et, plus largement, de la liberté d’expression tout court. Mais cette incarnation, brandie à tout-va, ne l’est pas toujours à bon escient.
C’est ainsi qu’on a vu s’organiser le dimanche 11 janvier 2015 à Paris une « marche républicaine » rassemblant plus d’un million et demi de personnes, avec à leur tête quarante-quatre chefs d’État et de gouvernement, sous des calicots « Je suis Charlie », tandis que sur deux journées, plus de quatre millions de personnes défilaient sur tout le territoire français et qu’en Belgique aussi, une manifestation était organisée.
Parmi les participants à ces marches, on retrouve donc des chefs d’États connus pour ne pas respecter la démocratie, des partis d’extrême droite… Bref, bon nombre de représentants de ce contre quoi le journal satirique s’est toujours insurgé, des dirigeants de pays maintes fois pointés du doigt pour leur non-respect des Droits de l’Homme, en ce compris et surtout de la liberté d’expression…
Plus insidieusement et souvent parce qu’elles ont une mauvaise interprétation du concept de liberté d’expression, sur les réseaux sociaux, de nombreuses personnes s’invectivent et brandissent « Je suis Charlie » comme un sésame à leur liberté d’expression, quand elles ne reprochent pas à leur interlocuteur de « se prétendre Charlie » alors qu’il les invite à plus de mesure, ou à se taire.
De quelle liberté d’expression « Je suis Charlie », à l’origine expression du ressenti personnel d’un graphiste parisien face à la tuerie chez Charlie Hebdo[13], est-elle devenue le nom ?
À lire ceux qui outrepassent allègrement et, on l’a vu, bien souvent en toute impunité, les limites précitées de la liberté d’expression, ils ont le droit de tout dire, car ils « sont Charlie » ou parce que leur interlocuteur a (lui aussi) publié #Jesuischarlie. #Jesuischarlie est donc devenu pour bon nombre d’internautes un sésame pour tout dire, y compris, et souvent de manière anonyme, des propos racistes et des incitations à la haine, et cela bien au-delà de leur propre mur Facebook ou de leur propre fil sur Twitter.
Or, quand bien même elle resterait dans les limites imposées par la loi, si une personne a le droit de tout dire, personne n’a l’obligation de l’entendre et encore moins de l’écouter. Au-delà d’une jurisprudence européenne qui s’étoffe régulièrement de décision de tribunaux concernant des publications sur les réseaux[14], aller publier des commentaires sur le profil de quelqu’un, c’est un peu comme entrer dans son salon alors qu’on n’y a pas été invité.e[15]. Pas plus que nous ne sommes tenus d’avoir acheté, lu et apprécié Charlie Hebdo pour défendre son droit à s’exprimer, nous ne sommes tenus d’écouter ceux qui exercent leur droit de s’exprimer. Nous y forcer tiendrait d’ailleurs du harcèlement (ou du totalitarisme).
CONCLUSION
La liberté d’expression est précieuse. Encore trop souvent bafouée dans le monde, elle est dans notre pays, on l’a vu, limitée par le législateur, qui a en outre, dans certaines circonstances, établi des limites à l’expression populaire (interdiction de manifester sans autorisation…). Elle est précieuse et elle est fragile aussi, on le constate chaque jour jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir[16].
Avec l’arrivée des réseaux sociaux, une certaine parole semble libérée. Elle est en tous cas plus visible et décomplexée, dans la mesure où les réseaux sociaux permettent de tout dire « à distance » et même sous couvert de pseudonyme(s). Elle est aussi plus efficace dans la mesure où les réseaux sociaux sont un lieu de renforcement très efficace : on y croise ceux qu’on a choisi d’y croiser (nos « amis » et les amis de nos amis) et qui partagent en grande partie (autour 70%[17]) nos opinions. On restera donc rarement seul à tenir un propos, il sera « liké », confirmé, appuyé par d’autres commentaires et plus nombreux on sera à le tenir, plus légitime on se sentira…
Pourtant, la liberté d’expression a des limites. Celles que nous impose, quoi qu’on en pense, la loi et celles du droit de chacun à ne pas subir la parole d’autrui et ses conséquences.
D’aucuns estiment que les limitations légales sont regrettables et, s’approchant d’une conception anglo-saxonne de la question, qu’une opinion ne peut être combattue que si elle peut s’exprimer. En éducation permanente, on ne peut faire l’impasse sur des opinions parce que leur expression est interdite ni faire l’économie de la lutte contre les incitations à la haine et les discriminations parce qu’elles sont proscrites. Nous contenter de les dénoncer (ou de les effacer) sans offrir à ceux qu’elles visent (et à ceux qui les tiennent) les outils pour les combattre/les questionner équivaudrait à nier notre raison d’être.
Non, on ne peut pas tout dire. Que l’on soit Charlie ou quelqu’un d’autre, notre parole a des limites, légales, morales et/ou éthiques. À nous de l’expliquer, sans nous contenter d’édicter ce qui est « bien » et ce qui est « mal » mais en faisant œuvre d’éducation permanente.
Les réseaux sociaux sont un contexte encore flou d’un point de vue juridique mais nos droits s’y appliquent aussi. Nous ne devons pas y être privés de les défendre et nous ne pouvons pas être obligés d’y subir des propos haineux. Quelle que soit la manière d’envisager ces derniers, il faut, par le truchement de la loi ou par celui d’une modération qui ne se contente pas d’effacer les propos tenus, leur offrir une réponse et interpeller ceux qui les hébergent (des médias en grande partie) à (ré)agir quand ils les observent. L’enjeu est d’opérer cette modération et ce travail éducatif de manière constructive, afin que sur leurs forums et les espaces de discussion qu’ils mettent à disposition de leurs internautes, les propos haineux n’occupent pas toute la place.
- [1] http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=ecli:ECLI:EU:C:2001:127
- [2] On entend par « forum des médias » les espaces de commentaires ouverts aux lecteurs sous les articles publiés sur les sites internet des médias.
- [3] http://unia.be/fr/domaines-daction/internet/les-limites-a-la-liberte-dexpression#1.-Lincitation-a-la-discrimination-a-la-haine-a-la-violence-ou-a-la-segregation-a-legard-dautrui-en-public-intentionnellement-et-pour-une-raison-precise
- [4] http://unia.be/files/Z_ARCHIEF/Loi%20du%2025%20fevrier%202003%20contre%20la%20discrimination_13pg.pdf
- [5] Notons que cette dernière notion est assez vague et laisse place à l’interprétation des juges, mais la jurisprudence nous indique que des mails envoyés à plusieurs personnes et des messages publiés sur un profil privé de Facebook sont considérés comme des messages publics.
- La diffusion d’idées fondées sur la supériorité raciale ou la haine raciale, avec l’intention de susciter la haine contre un groupe précis
- L’appartenance ou la collaboration à un groupement ou à une association qui, de manière répétée, prône la discrimination ou la ségrégation
- Le négationnisme
- Les injures écrites, l’abus de moyens de communication et le harcèlement
- Les délits de presse – Il s’agit des délits précités diffusés par voie de publications papier ou numériques.
- [6] http://www.bricks-project.eu/wp/wp-content/uploads/2016/03/BRICKS_WP1_Enque%CC%82te-nationale-sur-la-participation-dans-la-presse-francophone-en-ligne_Final.pdf
- [7] http://www.lecdj.be/telechargements/Carnet_Forums.pdf
- [8] Le 1e amendement de la Constitution des États-Unis : « Le Congrès n’adoptera aucune loi relative à l’établissement d’une religion, ou à l’interdiction de son libre exercice ; ou pour limiter la liberté d’expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement ou d’adresser au Gouvernement des pétitions pour obtenir réparations des torts subis ».
- [9] http://www.liberation.fr/debats/2017/08/23/discours-haineux-liberte-d-expression-la-silicon-valley-sort-de-sa-neutralite_1591486
- [10] Avec plus ou moins de bonne foi, mais c’est une autre question.
- [11] http://www.numerama.com/politique/183913-meme-aux-usa-twitter-adopte-la-liberte-dexpression-a-leuropeenne.html
- [12] https://media-animation.be/Les-discours-de-haine-dans-les-pages-Facebook-des-medias-d-information.html
- [13] http://www.huffingtonpost.fr/2016/01/05/joachim-roncin-je-suis-charlie-hebdo-createur-phenomene-entretien-interview_n_8912356.html
- [14] http://droit-finances.commentcamarche.net/faq/8836-facebook-et-tribunal-les-exemples-de-jurisprudence
- [15] À ceci près que sur les réseaux sociaux, la porte du salon est bien souvent ouverte au tout-venant faute de connaissance suffisante du fonctionnement desdits réseaux et, plus largement, de la portée de ce qu’on y publie, et c’est là un autre défi de l’éducation permanente.
- [16] Un exemple parmi d’autres : https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_emoi-sur-facebook-theo-francken-parle-de-nettoyer-le-parc-maximilien?id=9709282
- [17] http://www.levif.be/actualite/belgique/les-reseaux-sociaux-augmentent-le-flux-d-information-mais-sont-ils-reellement-des-espaces-de-dialogue/article-opinion-540049.html