Réalisme capitaliste et alternatives

Illustration pour l'étude : Réalisme capitaliste et alternatives

Cette étude a pour objectif de proposer une réinscription des luttes écologiques et de la recherche d’alternatives au système capitaliste dans l’expression des tensions au cœur de la mise en récit des désirs capitalistes et postcapitalistes. Comment imaginer des avenirs désirables au-delà des grands récits du capitalisme naturalisé, dans leurs multiples déclinaisons collapsologistes ou technocratiques ? Comment activer une puissance de transformation réelle à partir des manières dont les pistes d’alternatives au système se racontent elles-mêmes ? Comment alors se libérer du mythe fondateur d’un système qui, précisément, se positionne comme l’expression même des structures du désir ? Nous tenterons ici de fournir quelques éléments de contre-mythe autant que différentes composantes utiles à toute critique sérieuse de ce que peuvent les alternatives.

Type de publication

Année de publication

Auteur.rice

Thématique

Catégorie

Introduction

« Le capitalisme est écocide, c’est-à-dire anthropocide. Pour qu’il n’y ait pas anthropocide, ce sera donc : capitalocide. Il n’y a pas d’alternative[1]. »

N’en déplaise aux plus farouches climatosceptiques, les moteurs du capitalisme que sont la course à la croissance et l’escalade du consumérisme contribuent massivement à la destruction de l’environnement, au point de mettre en jeu la possibilité pour notre espèce d’y survivre. Sauf, donc, à céder à l’illusion que le capitalisme parviendra à s’auto-réguler, la nécessité de trouver une alternative à ce système particulier et néanmoins mondialisé s’impose. Ce défi, colossal, semble paralyser les instances politiques, qui brillent par leurs demi-mesures et leur inaction. À moins donc de s’accorder pour marcher béatement vers l’extinction, il faudra bien que cette recherche d’alternatives soit prise en charge par une partie du corps social. À défaut donc de pouvoir compter sur le secteur marchand ou sur les élus dont le rôle tend de plus en plus à servir de courroie de transmission aux intérêts dudit secteur, il reste à la société civile la charge de façonner les utopies qui déjoueront la catastrophe annoncée.

Ceci étant, ce travail n’est pas l’apanage exclusif du militantisme ou de la critique de gauche radicale, loin de là. Elle traverse, en principe, le secteur du non marchand en globalité, dans sa poursuite de finalités non lucratives orientées sur la satisfaction de besoins fondamentaux liés, entre autres, à la santé, au social, à la culture et à l’environnement[2]. La nébuleuse d’associations et d’initiatives au cœur desquelles sont explicitement formulées une visée écologique et/ou une exigence de contourner (voire de contrecarrer) les logiques capitalistes est aussi conséquente que plurielle, aussi nous ne nous attarderons pas sur l’étude de cas particuliers. Qu’il suffise de garder à l’esprit que la problématique écologique comme point d’ancrage d’une remise en question – marginale ou radicale – du capitalisme est un enjeu global qui, très concrètement, s’immisce dans de nombreux terrains spécifiques : médias, enseignement, campagnes politiques, entreprises « éco-responsables » bien sûr, mais aussi sur celui qui nous concerne plus directement – l’associatif bruxellois. C’est pourquoi il est essentiel de parvenir à porter un regard critique sur les pratiques associées à la recherche d’alternatives au système capitaliste, et de prendre la pleine mesure des complexités qui lui sont propres.

Dans son livre Utopies réelles, le sociologue Erik Olin Wright dresse une liste de onze critiques fondamentales du capitalisme, par lesquelles on peut convenir qu’il s’agit d’un modèle nuisible, et, partant, « qu’on devrait au moins entretenir l’idée qu’une alternative au capitalisme peut être souhaitable et possible[3] ». Suivant l’énumération de Wright, nous sommes rappelés au fait que le capitalisme « [maintient] des formes éliminables de souffrance humaine », « reste déficient en matière de liberté humaine et d’autonomie », est « inefficace sous certains aspects cruciaux », est « structurellement axé sur le consumérisme », « menace des valeurs importantes qui sont amplement partagées » et… « détruit l’environnement[4] ».

Pourtant, toujours suivant Wright :

Parallèlement au rejet des « grands récits », nous observons également un rejet idéologique des desseins politiques de grande ampleur, y compris chez un très grand nombre d’individus se situant toujours à gauche du spectre politique. Ce rejet ne traduit pas nécessairement un abandon des valeurs émancipatrices et égalitaires […], mais il reflète davantage une attitude cynique face à la capacité humaine de réaliser ces valeurs à une échelle significative[5].

Pourquoi l’éruption politique globale – osons rêver de Grand Soir – n’a-t-elle pas encore eu lieu ? C’est qu’il y a des forces en jeu. Wright ne s’arrête d’ailleurs heureusement pas à l’invocation du « cynisme » comme explication dernière. S’il y a bien quelque chose comme une forme de cynisme généralisé, ce dont on peut sans doute convenir, alors il faut en faire la généalogie. Car il n’est pas sans cause – et évoquer ici la « nature humaine » est d’une triste circularité : compte-tenu des capacités et des motivations propres à l’être humain, « l’absence de résistance à l’oppression nécessite une explication[6]. »

Ce n’est pas une idée neuve : le capitalisme, en tant que système oppressif, a besoin de mécanismes pour se maintenir en place. L’objet d’une théorie de la reproduction sociale du système capitaliste lui-même sera donc d’examiner ces mécanismes[7]. Pour Wright, c’est là une investigation essentielle, car elle permet de localiser les failles et les contradictions du système dans lesquelles des propositions d’alternatives – ses « utopies réelles » – pourront s’immiscer[8].

Pour Wright, un modèle alternatif doit répondre à un triple critère de désirabilité (en vertu de quels principes abstraits et valeurs morales peut-on vouloir un changement ?), de viabilité (telle proposition de changement produira-t-elle les effets escomptés ?) et de réalisabilité (les conditions structurelles et le rapport de force existants permettent-ils à cette stratégie spécifique de se concrétiser avec un certain degré de succès ?)[9].En effet, l’une des grandes vertus des alternatives radicales selon Wright n’est pas tant qu’elles atteignent immédiatement et triomphalement leur objectif, mais qu’elles permettent de déplacer le curseur de la faisabilité, de ce qu’il est possible de croire comme atteignable[10]. Si une alternative radicale travaille au déplacement de la zone de ce que l’on envisage comme réalisable, c’est qu’elle travaille, comprime, malaxe, façonne d’abord une désirabilité nouvelle. Ce que l’on croit possible dépend de ce que l’on peut possiblement désirer.

Il est donc question de désir. Économistes, philosophes, sociologues, anthropologues ; de nombreux poids lourds de la critique du capitalisme au XXIe siècle intègrent cette dimension dans leur recherche, de manière souvent centrale. En toute rigueur, il faudrait de longs développements pour cerner très précisément ce que « désirer » signifie – surtout lorsqu’il est question de politique, de militantisme, ou, plus généralement, de changement sociétal. Par souci de concision, nous allons rappeler, avec David Graeber, qu’il faut distinguer le désir des besoins, des pulsions ou des intentions, parce que le désir :

  1. est toujours enraciné dans l’imagination ;
  2. tend à se diriger vers une forme ou une autre de relation sociale, vraie ou imaginaire ;
  3. et que cette relation sociale entraîne généralement un désir de reconnaissance, et, par conséquent, une reconstruction imaginative du moi, un processus qui entraîne le risque de détruire les relations sociales, ou de les transformer en un terrible conflit social[11].

Il y aurait là matière à ouvrir de grands débats, mais ce passage nous fournit, sur le terrain des changements sociétaux, les coordonnées minimales dont nous avons besoin. En effet, dès lors que l’on parle de désir, on doit intégrer l’idée qu’il s’agit toujours de quelque chose de relationnel, de commun, voire de collectif, et qu’il n’est donc pas question de l’envisager comme une sorte d’élan qui animerait une individualité isolée, « prise à part », vers un objet tout aussi isolé (ou une série d’objets isolés) « qui manque ». Bien au contraire, non seulement le désir doit toujours être positionné dans un circuit social, parce qu’il met en jeu la capacité de se reconnaître, de s’identifier soi par le biais de la totalité des autres, mais en outre ce désir s’enracine, nous dit-on, dans l’imagination. C’est-à-dire qu’il a partie liée avec une activité spécifique, dont il faut bien comprendre qu’elle se trouve au cœur de la vie politique, au sens le plus profond du terme.

Or, si l’on veut se doter des éléments nécessaires à la compréhension de ce qu’est le désir en termes politiques, il faut absolument déconstruire la passivité dont on marque parfois l’imagination et le désir. L’imagination n’est pas plus une innocente faculté de combinaison d’images existantes que le désir n’est une simple réaction à un stimulus externe, et il est essentiel de saisir l’imaginaire comme une faculté – spécifique et créatrice – de formation d’images vives qui canalisent, exaltent ou éteignent nos affects, fournissent ou confisquent une certaine puissance d’agir, ouvrent ou ferment des horizons, bref, configurent notre prise sur le réel. Cette affirmation doit être saisie dans toute sa radicalité : l’institution d’une société n’est, en ce sens, ni affaire de pure fonction, ni de pure raison, mais bien, in fine, d’imaginaire, parce qu’aucune forme sociétale n’est réductible entièrement aux fonctions qu’elle remplit, ni à un ensemble d’opérations purement logiques ou rationnelles. En effet, il reste toujours une variabilité infinie dans la manière de remplir une fonction et il suffit de se pencher sur n’importe quel système économique, social, politique ou culturel, pour comprendre qu’il y va d’autre chose que de pur calcul ou de logos.

En 2016, Mark Fisher organisera son ultime séminaire autour de cette question, à nos yeux centrale : « existe-t-il véritablement un désir d’aller au-delà du capitalisme[12] ? ». Pour ce qui nous concerne, il nous semble que si l’on articule la classification de Wright et la question de Fisher, à la lumière de cette mise en relation du désir comme puissance d’imagination nécessairement liée à une dimension collective et à une refonte des processus d’individuation au sein de ce collectif, alors la question de savoir s’il existe des désirs postcapitalistes revient bien à savoir s’il existe une possibilité d’imaginer un « après » la domination planétaire du capital.

Le présent texte cherchera en l’occurrence à proposer une lecture de la tension entre le système capitaliste et les propositions d’alternatives – plus ou moins locales, plus ou moins théoriques, plus ou moins utopiques – qui naissent en son sein, non pas sur le terrain de la réalisabilité ou de la viabilité, mais sur celui de la désirabilité[13].

Concrètement, il s’agira donc de fournir un outil d’évaluation critique de ces alternatives sur le terrain de leur capacité à générer un désir de sortie du capitalisme plutôt qu’à pallier marginalement sa formidable capacité de nuisance. Terrain qui, il est essentiel de le préciser, leur est a priori favorable dès lors qu’elles intègrent le souci de préservation des écosystèmes naturels : si la destruction de l’environnement est synonyme d’une dégradation généralisée des conditions de vie pour l’être humain, voire, possiblement, d’une extinction de l’espèce, alors il semble difficile de ne pas désirer sortir du système économique qui, pour une très large part, en est la cause.

Pourtant, la destruction de l’environnement et l’incapacité à y fournir des solutions de grande ampleur constituent en quelque sorte l’abscisse et l’ordonnée d’une forme de catastrophisme éclairé – très dans l’air du temps, nous y viendrons plus loin – qui, justement, se retrouve aussi dans les recherches d’alternatives postcapitalistes à vocation écologiste. Pour le formuler très frontalement, il s’agit ici de transformer réflexivement la question « quelle nouvelle option propose-t-on en surcroît de celles du capitalisme ? » en « quels désirs d’un autre monde possible cherche-t-on à activer, à rendre imaginables ? ». La nuance a l’air ténue, et pourtant nous allons tenter de démontrer qu’à travers cette problématique du désir, la recherche d’alternatives ne s’insère pas dans la même trame narrative. D’un côté il s’agit d’endiguer autant que faire se peut les forces d’un système gargantuesque et inarrêtable. De l’autre, ce qui se joue dès aujourd’hui dans la nébuleuse des alternatives écologistes, c’est, déjà, l’amorce d’un dépassement des structures du capitalisme.

Quelle que soit la forme que ce dépassement prendra, le capitalisme doit s’appliquer à le neutraliser. Nous allons donc voir, à travers l’analyse de la société de consommation formulée par Baudrillard, et à la lumière du réalisme capitaliste tel que défini par Mark Fisher, que le récit à travers lequel on formule la distribution des forces en présence constitue un enjeu crucial, qui tient aux conditions de possibilité même de l’émergence d’un monde postcapitaliste. Raconter la relation entre le monde capitaliste et les potentialités de mondes postcapitalistes n’est pas un acte neutre, et, au risque de paraître prêter pour l’instant des propriétés prophétiques au langage, nous chercherons à appuyer l’hypothèse que le schème narratif employé, en tant qu’il canalise l’énergie désirante, forme l’axe où se joue la satisfaction – ou non – du premier des trois critères de Wright.

Par conséquent, si la présente étude se veut une relecture des alternatives écologistes comme une histoire des désirs postcapitalistes, il nous faut commencer par rappeler les coordonnées de base de la postmodernité écocide qui en constitue l’incipit.

Décroissance et totalité : le réalisme capitaliste et le fatalisme baudrillardien

« Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme[14]. » La formule attribuée à Jameson est célèbre, et le diagnostic est aujourd’hui très largement partagé. C’est le réalisme capitaliste tel que défini par Fisher, soit « l’idée généralement répandue que le capitalisme est non seulement le seul système politique et économique viable, mais aussi qu’il est même impossible d’imaginer une alternative cohérente à celui-ci.[15] »

Dans l’ensemble, l’idée est évoquée dans un registre très particulier : le capitalisme paraît « faire partie de l’ordre naturel des choses[16] », son statut indépassable repose sur un « imaginaire de la naturalité des choses[17] », bref, il est, comme toute loi naturelle, une contrainte incompressible, à laquelle nous ne pouvons échapper.

Mais n’allons pas trop vite. Car justement, cet imaginaire ne s’est pas donné de toute éternité, à la manière d’une loi naturelle. Au contraire, il revêt une historicité spécifique. Or, sur le cours de cette historicité, il y a un moment bien précis du XXe siècle qui, s’il n’est peut-être pas le point d’origine absolu des enjeux qui nous préoccupent aujourd’hui, les rejoue de manière très visible, et relativement inédite. Pour comprendre ce dont il est question, revenons brièvement aux années 70.

C’est une période très particulière, pétrie d’élans contradictoires. Après les beats, les hippies et les contestations fulgurantes de la décennie précédente, vient ce moment où la vague révolutionnaire atteint son pic et se brise, alors même que la société de consommation semble à la fois basculer et triompher. La fin des Trente Glorieuses, avec le choc pétrolier de 1973 et la récession qui s’en est suivie, s’accompagne simultanément d’une déperdition de la radicalité contre-culturelle des années 60. L’individualisme consumériste s’impose comme un nouvel horizon indépassable au moment même où, par ailleurs, ses critiques les plus fondamentales sont formulées :

Quand bien même nous avons été très proches d’une situation où cette constellation de forces aurait été en mesure de prendre le contrôle de la société, à la fin, nous nous retrouvons dans une situation de dispersion radicale, de désénergisation, de désillusion, de solipsisme, de retrait, etc. C’est un retournement dramatique, en l’espace de quelques années. D’une certaine manière, le sommet de ces turbulences, au début des années 1970, a précédé de peu leur disparition immédiate[18].

Nous ne pouvons naturellement pas suivre dans le détail de ce récit doux-amer qui conjugue, en un apparent paradoxe, l’ébullition contestataire et le « glissement vers la domination du modèle néolibéral[19] », mais nous pouvons laisser parler quelques indices particulièrement significatifs – en l’occurrence deux textes qui expriment bien les tensions contradictoires de l’époque à laquelle ils ont paru.

Les limites à la croissance (dans un monde fini) – le fameux Rapport Meadows sur les limites de la croissance commandé par le Club de Rome – paraît en 1972. Le texte a fait l’objet de nombreux débats, mais il établit en tout cas clairement le caractère insoutenable d’une économie fondée sur la croissance illimitée. Quel que soit le scénario envisagé, quels que soient les débats sur les variables et les modélisations employées, la conclusion des auteurs reste invariable : la croissance infinie dans un système fini est une impossibilité factuelle.

Deux ans plus tôt, paraissait La société de consommation, le second ouvrage de Jean Baudrillard, dans lequel la société de consommation fait l’objet d’une dissection qui démontre qu’elle doit être simultanément comprise comme moteur, aboutissement et interface du système capitaliste. Pour Baudrillard, la société de consommation se caractérise par quelques traits fondamentaux. Tout d’abord, elle est omniprésente et totalisante. Dans un contexte où absolument tout peut être réduit à un « objet » de consommation – ou plutôt à un signe consommable –, le moindre aspect de nos vies s’y rapporte et y ramène – « jusqu’au conditionnement total des actes et du temps[20] ». Une fois implémentée, la société de consommation ne permet pas de sortir d’elle-même.

Ensuite, elle est autodestructrice. Baudrillard évoque ainsi l’« autodévoration » d’un système qui se parasite lui-même, et il y identifie un mécanique de « thérapie homéopathique de la croissance par la croissance » : le système compense – sans les résoudre – les nuisances qu’il génère lui-même, parce que ces nuisances font office de locomotive économique dont le système a besoin. Les exemples ne manquent pas, mais pour rester dans le champ de l’écologie, on ne peut que souligner à cet égard l’importance croissante du capitalisme vert qui a bien perçu le filon de l’éco-anxiété, et n’a de cesse de proposer ses palliatifs technologiques à grands renforts de produits recyclés, eco-friendly, électriques et dématérialisés. Dans cette logique, l’abondance devient circulaire, et le système finit par s’épuiser dans sa propre reproduction – puisqu’il ne cesse de produire des choses et des services qui n’apportent aucune solution durable, il aménage les problèmes et les reporte, ce qui génère derechef la production de nouveaux aménagements, et ainsi de suite. En définitive, l’abondance redevient pénurie, même si c’est au sens d’une pénurie dérivée : l’enjeu n’est plus de produire en suffisance, mais de produire avec pertinence[21].

Le problème est que, d’un certain point de vue, la pénurie elle-même est une nécessité, ne serait-ce que parce qu’elle permet la distribution de ce qui est désirable. Une fois que les contraintes matérielles liées à la pénurie sont réglées par un système de production suffisamment efficace, celui-ci ne peut se maintenir qu’à la condition d’imposer de nouvelles contraintes – des contraintes plus raffinées, comportant davantage de niveaux de médiation que le risque immédiat de mourir d’inanition, par exemple. Ainsi, si la « folie complète du système capitaliste » consiste à produire « une pénurie artificielle de temps, de manière à produire une pénurie réelle de ressources naturelles[22] », il n’en reste pas moins que cette « folie » est une exigence logique de la croissance illimitée : une fois que la production du nécessaire est assurée, consacrer du temps et de l’énergie à produire du superflu conditionne l’accroissement de la production.

Ces deux caractéristiques permettent d’établir une certaine forme de circularité structurelle dans les mécanismes de la société de consommation. C’est que, pour Baudrillard, celle-ci est essentiellement un mythe, un mythe autophage : la société de consommation absorbe et intègre tout objet qui n’est pas elle, le vide de toute extériorité pour ensuite, une fois digéré, le servir en tant que signification creuse qu’elle peut alors offrir à la consommation. En d’autres termes, la société de consommation est une redoutable machine à produire des signes et de la différenciation. Elle transcode tout ce qu’elle embrasse en choses signifiantes dans le système de la consommation : à la fois, du point de vue du système, comme manière d’alimenter le circuit (toute réalité humaine devenant l’objet d’une production destinée à être consommée) et, du point de vue du consommateur, comme autant de manières d’y affirmer son identité comprise comme petite différence, sur le mode d’un « consommer ceci fait de moi cela ».

Cette logique est particulièrement éclairante pour penser, par exemple, le rapport à la nature ressaisie dans la société de consommation : le caractère totalisant et autophage de cette dernière s’exprime ici dès lors qu’elle produit systématiquement un « effet de naturalisation »,

qui consiste à restituer la nature comme signe après l’avoir liquidée dans la réalité. C’est ainsi qu’on abat une forêt pour y bâtir un ensemble baptisé « Cité Verte », et où l’on replantera quelques arbres qui « feront » nature[23].

Le réel – ici : l’environnement naturel – est donc détruit, vidé, intégré et restitué sous forme artificielle et consommable. Le dispositif est redoutable, et l’on voit bien ici comment il génère une pénurie ou une nuisance à laquelle, dans un même mouvement, il contribue à pallier :

[l]’emprise du milieu urbain et industriel fait apparaitre de nouvelles raretés : l‘espace et le temps, l’air pur, la verdure, l’eau, le silence … Certains biens, jadis gratuits et disponibles à profusion, deviennent des biens de luxe accessibles seulement aux privilégiés, cependant que les biens manufacturés ou les services sont offerts en masse[24].

Sous la pression de la rareté, la logique d’intégration de toute externalité comme marchandise consommable et génératrice de distinction se parachève. C’est bien ainsi que le parasite capitaliste progresse et gagne du terrain sur le réel : par la « transformation progressive de toutes les valeurs concrètes et naturelles en formes productives, c’est-à-dire en sources : 1) de profit économique, 2) de privilège social[25]. »

Système total de l’abondance destructrice, la société de consommation finit donc par s’incorporer au réel. Non pas, selon la conception classique de l’aliénation, comme un voile qu’il suffirait d’ôter pour retrouver l’authentique monde qu’elle dissimule. Elle est un double, qui hante le réel et lui vole sa substance, jusqu’à l’avoir totalement intégré, jusqu’à l’avoir remplacé sans le faire disparaître tout à fait. Ou, si l’on préfère, le réel et la société de consommation forment un anneau de Moebius : une bande, sans intérieur ni extérieur, d’un seul bord – une seule surface. Dans cette perspective, la société de consommation se caractérise donc bien par la fin de la transcendance, ou, pour le dire autrement, par la disparition de toute extériorité radicale à elle-même. Tout ce qui n’est pas elle lui est incorporé, et ce, dès le départ. Elle existe à travers la conversion systématique du réel en marchandise. C’est là son principe fondamental.


Fort logiquement, cela s’applique également au discours critique : toute subversion n’étant, sur l’anneau de Moebius, qu’apparente (puisqu’elle est aussi marchandise), la mise en cause du capitalisme n’est que « l’antifable qui couronne la fable – la phrase et l’antiphrase de la consommation[26] ». À plus forte raison parce que la critique est si facilement réactive, et qu’elle contribue à diriger le regard sur l’objet même qu’elle cherche à déconstruire, sans lequel elle n’aurait évidemment aucune raison d’être. D’où le soupçon qui pèse sur les modes de vie qui cherchent à s’extraire des structures consuméristes prescrites par le capital : sont-ils une « véritable alternative aux processus de croissance et de consommation », ou seulement « l’image inverse et complémentaire » de ces processus – complémentarité justement consacrée par le spectre de cette conversion des alternatives en « produit de luxe des sociétés riches[27] » ?

C’est l’un des écueils les plus manifestes des initiatives soucieuses d’éco-responsabilité : manger bio, recycler, tenir une ZAD, fréquenter – sans parler de gérer – les circuits d’expérimentation d’économies alternatives, cela demande du temps, des moyens, et l’espace mental nécessaire à se préoccuper d’autre chose que de sa survie immédiate. C’est, effectivement, bien souvent un luxe, qui, comme tout luxe, permet de se distinguer socialement à travers la formulation d’un « noble souci ».[28] Nous aborderons un peu plus loin cette question de différenciation par la morale, mais remarquons déjà que c’est précisément depuis le point de vue surplombant de la critique intellectuelle de gauche que vient la profération de cette fatalité, de cette brutale réalisation que la société de consommation est totale, et que tout, y compris ce qui cherche à en sortir, est marchandise consommable.

Voici qui boucle la boucle. Le réalisme capitaliste, c’est l’intégration profonde de cette critique totalisante. There is no alternative. Pas de Grand Soir. Pas de révolution. Pas de porte de sortie. Au moment même où la question écologique renforce, au-delà de la question prolétarienne, l’injonction à sortir de la logique de la croissance que soutient le système consumériste, le néolibéralisme – pourtant vacillant – s’installe plus que jamais comme l’alpha et l’oméga de la civilisation, la véritable fin de l’Histoire[29] – L’Empire décrit par Hardt et Negri[30]. On peut comprendre, dans ces conditions, que la croyance en un autre monde possible se soit étiolée, et les désirs postcapitalistes racornis. Si le système dominant conduit logiquement à la catastrophe et se trouve être par définition sans issue, alors il ne reste qu’à aménager la fin du monde.

Antifables : utopies et propositions enracinées

Mais peut-être y a-t-il tout de même matière à sortir de l’aile des soins palliatifs. D’abord, on peut objecter que l’analyse de Baudrillard, pour brillante qu’elle soit, tient pour acquis que l’accrétion culturelle du capitalisme et la corrosion de tous les aspects de la vie par les logiques de la société de consommation sont des tendances totales. Ce qui ne va pas nécessairement de soi.

On peut en effet, à la manière de David Graeber, interroger l’héritage critique des théories de la consommation, héritage essentiellement marqué par Marx et qui les conduit à

importe[r] les catégories de l’économie politique (l’image d’un monde divisé en deux larges sphères – la sphère de la production industrielle et celle de la consommation), là où elles n’ont jamais existé auparavant. Et il n’y a rien de fortuit si cette vision du monde est partagée à la fois par les théoriciens marxistes qui voulaient naguère mettre fin au système-monde du capitalisme et par les économistes néolibéraux qui s’en occupent désormais[31].

L’observation en elle-même permet de déplacer la réception de l’analyse de Baudrillard, mais elle ne fait que rappeler son ancrage dans un paysage intellectuel historiquement marqué. Là où l’affaire se complique, c’est que la consommation, souvent assez vaguement définie, non seulement marque tout ce qu’elle touche du sceau de la passivité (le consommateur ne peut être créateur, il n’est que le relai, le support inéliminable d’une chaîne de production qui aboutit nécessairement à un ensemble de produits), mais en outre, semble définir univoquement la nature même de toute activité impliquant des objets manufacturés. Or, l’une et l’autre propositions peuvent être interrogées ; dans l’un et l’autre cas, il s’agit de rabattre un réel complexe et multicouches sur un seul schème opératoire :

Ce choix théorique – le présupposé qui veut que l’activité principale des gens quand ils ne travaillent pas est de consommer des choses – emporte avec lui une cosmologie implicite, une théorie des désirs humains et de leur satisfaction dont nous ferions bien d’interroger les tenants et les aboutissants[32].

Donc, concrètement, le réalisme capitaliste doit être vu pour ce qu’il est : une disposition imaginaire, une clôture spécifique du désir, un récit. Ce qui n’en minimise pas l’importance, bien au contraire. En effet, au prix certes d’un certain degré d’abstraction, on peut toujours considérer une société donnée comme un ensemble globalement clos, un espace délimité à l’intérieur duquel se mettent en circulation les éléments qui font sens pour elle (valeurs, institutions, rôles, goûts, etc.). Ces éléments et leurs relations forment ainsi des schèmes à travers lesquels elle se raconte, se reconnaît et se perpétue. Ceci étant, la clôture n’est jamais hermétique, et l’homéostasie n’est jamais complète – sans quoi il n’y aurait ni variations sociétales dans le temps ni dans l’espace : pas d’histoire ni de différences culturelles. Pas non plus de contestations, de bifurcations, d’évolutions, de changements de paradigme, d’alternatives. Bien sûr, c’est le propre de toute société, du moins dans ses couches les plus « intégrées », les plus « normales », de se considérer comme parfaitement close, achevée, immuable. En un sens, c’est toujours le cas. De ce point de vue, le réalisme capitaliste n’est qu’une version tragique de cet imaginaire de clôture. Son originalité tient alors à deux choses : la manière dont il prononce cette clôture, et la temporalité de l’urgence que lui impose l’impact de son activité économique sur l’habitabilité des écosystèmes pour l’être humain.

Donc, pour résumer, l’énorme valeur du fatalisme baudrillardien tient à ce qu’il donne à voir : c’est parce qu’il suit au plus près les coutures du réalisme capitaliste qu’il en montre l’incroyable solidité, et c’est au moment même où il la démontre qu’il parvient à fissurer l’édifice.[33] Si l’évacuation de toute extériorité possible au circuit de la marchandise détermine bien la puissance de la société de consommation (sa force est de se présenter comme totale et indépassable), il est crucial de garder à l’esprit que, comme telle, cette proposition ressemble dramatiquement à l’expression même du réalisme capitaliste en tant qu’il est une idéologie.

Or, et ceci est absolument essentiel, l’idéologie ne se révèle pas soudainement dans un rapport immédiat aux choses, alors même que c’est dans ce rapport immédiat qu’elle s’exprime sans cesse. En effet, si l’on se réfère à Fisher, l’idéologie fonctionne en deux temps : tout d’abord, elle réifie, c’est-à-dire qu’elle transforme le devenir en quelque chose de fixe et de permanent, fermant donc par là la possibilité de tout changement, de toute transformation. Ensuite, elle s’efface comme idéologie. C’est un aspect tellement élémentaire que l’on a tendance à l’oublier, mais l’idéologie ne se présente pas frontalement, explicitement comme idéologie. Elle naturalise ses propositions : « les choses sont ainsi et ne changeront jamais ». Le capitalisme, pour le dire ainsi, n’annonce pas sa présence dans telle ou telle expérience particulière du monde, quand bien même il la déterminerait au plus haut degré.[34] Cela signifie que, comme toute idéologie, le réalisme capitaliste s’exprime au premier degré comme une clôture définitive du sens, que cette clôture, historiquement située, est faillible et remplaçable. En un sens, dans son analyse de la société de consommation, Baudrillard affine l’expression de cet apparent paradoxe. Le réalisme capitaliste n’est totalisant qu’à l’intérieur du réalisme capitaliste.

Tout bien considéré, si l’empire absolu du capital devait être effectivement établi, l’écologie nous rappelle combien il est en train d’agir présentement à l’unique fin qu’il peut possiblement admettre en suivant sa logique interne : à ce rythme, la seule issue ressemble bel et bien à un scénario post-apocalyptique.

Mais il faut prendre garde ici à ne pas oublier que la liturgie de l’adéquation entre la chute du capitalisme et la fin du monde n’est pas inscrite dans les étoiles. Non seulement les deux choses sont en réalité très différentes, et pas forcément concomitantes, mais, plus concrètement, cela nous réduit à aménager hic et nunc les derniers instants de ce monde-ci et, éventuellement, à préparer notre survie à sa chute – à condition d’en avoir les moyens. Entre renoncement collapsologique et survivalisme primaire, les perspectives ne sont guère réjouissantes.

Ce n’est, heureusement, pas la seule marge de manœuvre envisageable. Des tas de propositions alternatives, concrètes ou théoriques, cherchent à prendre – à grande ou petite échelle – le problème de l’écocide à bras le corps. Expérimentales, utopiques, pleines de contradictions parfois, ces alternatives doivent en tout cas, par leur nature même, se débattre avec le réalisme capitaliste. Et, parce qu’elles suivent le cours d’un système totalisant, elles ne peuvent qu’être pénétrées par une tension, une ambivalence qui leur est consubstantielle : elles sont, toujours, « en plein milieu ». Contre un système mortifère mais à l’intérieur de lui, cherchant à en sortir vers un au-delà non cartographié, empêtrées dans un langage déjà lourd de connotation, dans des schèmes de pensée, dans un imaginaire constituant, prises entre l’espoir d’une percée et une vive impression – pleinement rationnelle dans sa forme, par surcroît – d’une défaite inéluctable.

Nous allons maintenant approcher de plus près cette ambivalence, cet « en plein milieu ». Car c’est sans doute là que se joue la plus grosse ligne de tension, c’est « ça » que dissimule l’apparent paradoxe qui lie ensemble l’urgence du changement imposé par un système écocide et la naturalisation si manifestement accomplie de ce système. Nous allons donc chercher à esquisser quelques opérations au moyen desquelles cette tension peut se résoudre à la faveur des alternatives émergentes. Mais auparavant, il va nous falloir pointer quelques stratégies à l’aide desquelles l’Empire, la société de consommation, le néolibéralisme, le capitalisme « postindustriel », le « monstre » de Steinbeck, quel que soit son nom, parvient à déjouer ses adversaires, non pas d’abord par la répression, mais par la captation ou la neutralisation de leurs désirs, de leurs affects, de leurs imaginaires.

Désir, nature et différence. Zones à (ne pas) défendre

Si la possibilité de mettre en œuvre des alternatives viables, faisables et un tant soit peu efficaces à paver la voie vers un monde postcapitaliste sont affaire de désirabilité, et que cette désirabilité est justement aspirée par la société de consommation, il devient possible – en fait, nécessaire – de quadriller le terrain sur lequel cette bataille est en train de se jouer. Car, au fond, on a beau comprendre que ce terrain est en partie celui de l’imaginaire, et que cet imaginaire va se nourrir non seulement de conditions matérielles, d’interactions, d’institutions diverses mais aussi – et peut-être surtout – de dispositifs narratifs, cela ne liquide pas du tout la question. Sans doute faut-il, effectivement, dénoncer les dangereux écueils de l’imaginaire réactionnaire qui prône, à droite toute, le retour à un âge d’or ordonné, productif, fécond, sans éco-anxiété ni « perte de repères ». Corollairement, on admettra volontiers qu’il « reste à la gauche la charge d’inventer des avenirs désirables[35]. »

L’ennui, c’est que la chose est plus aisément dite que faite. Pas seulement parce que l’exercice d’inventer un autre modèle que celui du capitalisme néolibéral est en soi une tâche suffisamment difficile, mais aussi parce que les logiques de conversion par lesquelles la contre-culture est écorchée vive pour ensuite être mise en vitrine sont très efficaces.

Prenons l’exemple classique de la récupération industrielle d’éléments issus de fictions dystopiques. Que de nombreux technocrates, adeptes du tout-numérique et autres apôtres de la Silicon Valley soient amateurs de récits de science-fiction, et que leurs recherches soient très profondément influencées par de tels récits n’est pas surprenant. Ce qui l’est un peu plus, c’est de constater une tendance à vouloir concrétiser les inventions dénoncées comme problématiques, voire dangereuses, chez les auteurs de fiction. De très nombreux films ou romans du genre ne manquent pas de questionner le risque inhérent à nos potentielles prouesses technologiques – l’énergie atomique, la vidéosurveillance, l’espace « virtuel », la prothèse connectée, le clonage, l’IA, etc.[36]. L’utopie des uns est la dystopie des autres. La formule, que nous empruntons à Ariel Kyrou[37] révèle assez bien, avec ses accents de relativisme moral, la perversité du dispositif de capture des imaginaires.

Pour Alice Carabédian, le problème fondamental des dystopies contemporaines est qu’elles tendent à se présenter comme inéluctables, précisément parce qu’elles s’enracinent dans des possibles déjà réalisés – ou plutôt devrait-on dire : en cours de réalisation – et génèrent un effet d’habituation[38]. En outre, Carabédian soulève qu’à l’inéluctabilité de ces futurs dystopiques s’ajoute, par effet de contraste, une confortation de notre monde actuel qui, finalement, n’apparaît pas si terrible (même s’il renferme déjà les germes de la catastrophe). Pire, les dystopies contemporaines trahissent leur imaginaire conservateur dès lors qu’elles tendent à présenter la résistance à un monde futur désolé, injuste, cruel, sombre et oppressif sous l’aspect d’un mode de vie qui, justement, « n’est en fait pas du tout une alternative au regard de notre société à nous : pour résumer, on y mange des burgers, on y aime le rock’n’roll et la liberté à l’américaine[39]. »

Le récit dystopique rencontre un vaste succès commercial et, souvent, critique ; ce n’est donc pas surprenant de voir les itérations du genre se démultiplier depuis la fin du siècle dernier. Si, à force d’être répétés ad nauseam, ces récits finissent par se donner l’air inéluctables, il est d’autant plus important de contrecarrer cette « malédiction autoréalisatrice », dont on voit bien qu’elle n’est que le symptôme, dans l’industrie de la fiction, du réalisme capitaliste. Carabédian montre comment la création d’utopies peut relever d’une

pensée antifatalité : en puisant dans sa méthode de dérangement de tout ce qui tend à rester immobile – fiction dans et avec la réalité –, en rendant visible ce que l’ordre veut faire disparaître – inéluctabilité et normes arbitraires –, en s’infiltrant dans les failles et en déployant une tout autre géographie politique fondée sur l’émancipation – pratique, voyage et devenir[40].

Si l’idée est réellement séduisante, il demeure un piège à penser de façon si binaire l’opposition entre le monde monolithique des corporations écocides et la liberté voltigeuse des cellules dissidentes, libres et « éco-conscientes ». Car le fait est que les utopies anticapitalistes sont, elles aussi, réintégrées dans le circuit de la marchandise. Si l’on s’intéresse au processus de captation, on pourrait s’étonner de ce que deux pôles qu’apparemment tout oppose puissent entretenir des relations si complexes, si stratifiées, si étroites. Après tout, l’huile et l’eau ne se mélangent pas. Or, la marchandisation de la révolution fonctionne, au point que le qualificatif « révolutionnaire » évoque sans doute plus aisément, dans l’imaginaire collectif, la dernière innovation d’une marque quelconque que la vie d’une cellule trotskiste. A priori, ce n’est là qu’une énième occurrence de l’incroyable capacité de métabolisation propre au capitalisme. À travers la société de consommation[41], justement, le capital se dote – nous l’avons vu – d’une fonction de récupération/réduction d’à peu près n’importe quoi en consommable, au point d’occulter l’existence même de ce qui ne l’est pas. Or, le désir de s’émanciper de la logique capitaliste proclame justement, contre cette dernière, son propre caractère profondément non-consommable. Il faut donc chercher un peu plus précisément la solution à cette équation de transformation du non-consommable en consommable. Car après tout, cette opération n’est pas magique, et il faut bien qu’elle soit rendue possible par des propriétés, soit a) du système de production-consommation capitaliste, b) des propositions d’alternatives à ce système, ou c) de l’interaction entre ces deux pôles.

Nous allons tenter de démontrer que la dernière option, celle de l’interaction, est la plus intéressante parce qu’elle conserve fondamentalement l’idée d’un rapport de forces. Sans forcer le mauvais trait d’esprit, on peut alors dire que la captation des alternatives par le système dominant est le produit, non pas d’une propriété exclusive de l’un ou de l’autre, mais du rapport mutuel qu’ils entretiennent ; rapport fait d’affinités souterraines, de recouvrements tacites et de superpositions, notamment autour de la question du désir et de l’individuation.

Fisher avance une hypothèse intéressante pour comprendre la transformation de la contre-culture en produit[42] :

C’est précisément parce qu’elles avaient un tel potentiel de transformation, qu’elles [les formes d’expression culturelle] ont pu être à ce point transformées rétrospectivement en marchandises. Parce que l’énergie de transformation devient alors une sorte de libido résiduelle. Quand les conditions de la lutte ne sont plus présentes, on peut toujours en appeler à cette libido, à cette libido de transformation. Ce qu’il faut faire en permanence[43].

Si donc « l’esprit » rock, beat, hippie, punk, rap, etc. devient un look, une marque, un marché, c’est qu’il contient une énergie qui ne disparaît pas avec la lutte concrète. Cette énergie libidinale, si l’on suit Fisher, continue à alimenter des fantasmes, assimilables à des rêveries ou à des jeux d’enfant : on peut être tout à fait conformiste et marcher dans la rue en se « sentant » ou en se désirant rebelle, ou, indifféremment, indigné, « alter », « terrestre », « zadiste ».

L’image est simpliste sans doute, mais il n’en reste pas moins qu’il est difficile d’évacuer cette fonction de rêverie par laquelle on donne sens au réel. Nul besoin de développer une phénoménologie de l’imaginaire pour s’en convaincre : une bonne partie de l’expérience vécue du soi passe par tous les masques et costumes dont les fantasmes nous recouvrent, et c’est quelque chose que le marketing publicitaire a bien compris – inutile de s’étendre longuement ici sur le fait qu’une publicité pour parfum ne vend pas une odeur, mais un fantasme de succès, ou, plus généralement, que la société de consommation encourage les individus à se définir comme des points nodaux à la jonction d’un faisceau de marques.

Nous parvenons ici à une articulation essentielle. Car, à travers la problématique du désir et de la rêverie, l’une des grandes batailles que se disputeront le capitalisme tardif et le postcapitalisme concerne la question, cruciale, de l’individuation. C’est l’une des grandes complications de la recherche de ces « autres mondes possibles » qui en appellent à d’autres modes de production, de distribution, de décision, de vie : à ces modalités nouvelles doivent correspondre des rôles nouveaux et des individualités nouvelles. C’est ici que la société de consommation tire une puissance redoutable des deux principales lignes de défense que nous avons déjà évoquées : la naturalisation de ses propres principes fondamentaux et l’accaparement des possibilités d’individuation par différenciation.

C’est une manière très puissante de relire le vieux problème de l’atomisation, cette stratégie classique du capitalisme tardif qui consiste à contrecarrer l’émergence d’une conscience collective en isolant les gens les uns des autres. La culture de l’individualisme s’accompagne d’une forme de neutralisation de l’agir politique parce qu’elle fait du développement personnel le lieu de tous les combats dignes d’être menés. Ce n’est pas un hasard si Fisher impute à cette nouvelle atmosphère politique qui frappe le tournant des années 1970, ce

basculement vers l’individualisme, et la « Décennie du Moi », où l’on pense en termes de « moi, je », en termes de choix – de choix individuel –, plutôt qu’en termes de transformation collective[44]

la cause de la conversion des bouleversements des années 1960-1970 en artefacts culturels, en « marchandises tout à fait refroidies […] qu’on a pu nous vendre comme des objets à consommer individuellement[45] ». L’échec des luttes passées fait naître une nostalgie défaitiste, une sublimation de ce qui a failli être (mais ne sera jamais), et cette nostalgie constitue, comme telle, le socle libidinal par lequel l’énergie de la lutte collective reboucle vers l’image d’un passé tragique, d’un échec sublime, « emballage nostalgique » d’une lutte « qui a déjà eu lieu et qui a disparu[46] ». L’attrait pour le panache d’un idéal sacrifié se convertit alors en valeur, en affichage de préférences, en mode de vie – en identité. C’est donc avec une extrême perversité que cette culture du « Moi souverain » parvient si bien à neutraliser les désirs postcapitalistes : non seulement elle acte l’impossibilité d’une alternative au capitalisme puisqu’elle éternise les défaites passées en les glorifiant en tant que produits culturels, mais en plus, cette glorification elle-même coupe l’herbe sous le pied des possibilités à venir – puisqu’il n’y a plus véritablement de camp adverse où s’enrôler. Rien d’autre ne reste que des individus en quête d’eux-mêmes, un narcissisme de la petite différence qui permet, à tout le moins, de s’assurer de s’être choisi soi-même – et d’oublier, fort commodément, que la notion même de choix fait éminemment partie du vocabulaire de la consommation.

C’est ainsi que s’opère le « glissement insidieux du combat politique vers le registre moral et personnel[47] », pour reprendre les mots de Corinne Morel Darleux. Dans Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, la militante écosocialiste formule une proposition fondée sur le refus de parvenir et sur la dignité du présent. Le refus de parvenir, notion empruntée à l’anarchiste du début du XXe siècle Albert Thierry, recouvre à la fois la notion de sobriété et de solidarité de classe, puisqu’il s’agit, concrètement, d’une « lutte contre l’hubris et la démesure qui sont en train de détruire les conditions d’habitabilité de la planète[48] » via une conduite de non-coopération avec le système de production et de consommation global. Quant à la dignité du présent, il s’agit d’une sorte de principe invitant à lutter malgré la certitude d’un effondrement à venir :

Pas que j’aie le moindre goût pour les batailles perdues d’avance ou pour la marginalité politique, mais la lucidité acquise au fil des ans, couplée à l’effondrement qui vient, me souffle qu’il est vain de prétendre changer le monde. Tout juste peut-on tenter d’en préserver la beauté, en gage de notre humanité[49].

Quoi de plus inspirant, quoi de plus élevé en effet que l’esthétique tragique de l’acte consistant à jeter son corps dans la bataille, alors même qu’on la sait perdue d’avance ? La fiction, ici, viendrait aisément soutenir cet élan héroïque – chacun évoquera pour lui-même la scène de splendeur sacrificielle qui l’émouvra le plus. On voit déjà poindre à nouveau les liaisons dangereuses dans le récit croisé des instances opposées où le capitaliste et l’anticapitaliste trouvent un curieux terrain d’entente : lucidité et inutilité des prétentions aux changements de grande ampleur. Voici que revient, à nouveau, le réalisme capitaliste, dont on comprend mieux qu’il n’est pas une propriété exclusive du capital, puisqu’il percole aussi dans le chef de ceux qui s’y opposent. Le réalisme capitaliste, c’est le liant entre ces deux pôles, le creuset où ils se fondent l’un dans l’autre.

Revenons un instant sur les atermoiements de Corinne Morel Darleux, qui exprime sans ironie les ambivalences dans lesquelles elle comprend bien que sa proposition est engluée :

Mais alors, c’est révolutionnaire ou pas ? Le refus de parvenir : projet politique ou morale personnelle ? Où est la lutte des classes dans ces notions de choix et de dignité ? Est-ce que tout ça relève d’une forme exigeante de solidarité, ou juste d’états d’âme de privilégiés[50] ?

Outre cette confession sincère, le livre contient également d’autres contradictions, moins conscientisées, sur lesquelles nous ne nous attarderons pas extensivement. Ceci étant, il est significatif que l’auteure puisse à la fois affirmer que « le changement par contagion d’exemplarité est une belle histoire, hélas elle ne fonctionne pas[51] » et, plus loin, que « la politique a toujours souffert d’oublier que les moyens doivent être à l’image de la fin : exemplaires[52] ». Parce qu’elle fait de son défaitisme l’expression d’une lucidité préformée par l’horizon du réalisme capitaliste, dans la mesure même où elle suppose un effondrement pratiquement inéluctable, Corinne Morel Darleux a beau saisir « l’imposture du capitalisme vert, de l’écologie libérale et des aménagements qui consistent à n’agir qu’en surface, sur les conséquences, sans s’attaquer aux causes du problème ni bouleverser le système[53] », elle peine à donner à son désir postcapitaliste une forme autre que celle de la différenciation individuelle par la droiture morale, d’une conduite digne face à l’apocalypse. Si l’on ne peut imaginer un autre monde que celui du capitalisme, il ne reste qu’à mourir avec lui – mais avec panache. Noblesse oblige.

Voici donc poindre l’un des plus remarquables croisements des désirs capitalistes et postcapitalistes, le grand récit d’après la chute des grands récits : l’effondrement, moteur de la collapsologie. Bénédikte Zitouni et François Thoreau, dans un article critiquant le Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations futures de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, rappellent très justement que le récit de l’effondrement rencontre un vif engouement médiatique et populaire et ce, pour deux raisons. Tout d’abord, l’alarmant état des lieux qu’il dresse frappe l’imagination – nous l’avons déjà évoqué. Ensuite, il fonctionne comme « une machine à agréger tout élément, quel qu’il soit, susceptible de le renforcer, mais également d’absorber chaque élément capable de le mettre à mal[54]. » En d’autres termes, il est totalisant et simplificateur : la Grande Cause Morale de la Planète contre l’Effondrement causé par le Système.

On pressent déjà où ces considérations nous conduisent. La collapsologie, en tant que récit, aplanit toute particularité, toute aspérité, et reconduit l’Humanité face à sa chute, dans

une opération d’infantilisation affective qui, seule, lui permet de créer les citoyens ignorants et désemparés dont elle a besoin. […] Par-delà la diversité des réactions singulières, se rejoue à chaque fois la scène d’une intimité individuelle face au grand tout de l’effondrement. Les solutions : le développement personnel et le combat pour la Planète[55].

Cette trame narrative est l’expression parfaite des lignes de force du réalisme capitaliste, dont elle n’est finalement qu’une variation dramatique : on peut y déceler la même évidence simplificatrice d’un discours qui sacralise les structures qui nous gouvernent et nous dépassent, nous laissant finalement seuls, debout face aux forces cosmiques, en position d’affronter la tempête. Rien d’étonnant, alors, à ce que la conséquence pratique, politique, de ce type de perspective soit double. D’une part, elle est un lieu où se (ré)génère le « sentiment d’accablement tenace qui conduit tout droit, à l’avenant, au cynisme, au nihilisme ou à l’aquoibonisme ; soit le revers exact de l’extension généralisée de l’innocence volontariste.[56] » D’autre part, en présentant l’effondrement comme une rupture brutale, la fin spectaculaire du dernier système civilisationnel, elle sape les tentatives concrètes de percées postcapitalistes de tous bords (ZAD, maisons de quartiers, centres de soins, lieux de contre-expertise, etc.), car

[l]’enjeu premier de tels gens et collectifs est celui de la consistance, de machiner du temps long et de la continuité, alors même que tout concourt à démolir les agencements fragiles, forcément fragiles et précaires, dont ils dépendent. Surgi de nulle part, le sujet neutre qui tout à coup se voit sommé de sortir de sa léthargie et de sa passivité pour se transformer en héros exalté des changements à venir, celui-là insulte par sa simple existence tout ce travail de tissage de continuités dans les ruptures en cours[57].

La neutralité du sujet générique évoquée ici correspond en réalité à la neutralité du capitalisme, et c’est cette neutralité qui sert de support à sa naturalisation. En effet, le récit de l’effondrement tire sa force d’évidence d’un niveau d’abstraction qui permet de naturaliser le processus. Et le capital se raconte d’autant plus facilement comme une force naturelle qu’il se présente comme impersonnel, sans visage et sans centre[58]. De la même manière qu’il y a un ciel, un soleil et des étoiles, il y a le capitalisme, et il y a un effondrement. Sans responsable, presque « sans cause » – sinon dernière, essentielle, démiurgique – et, évidemment, sans solution.

Abstraction totalisante du Grand Système et de la Grande Cause, différenciation par échantillonnage des valeurs et conduites individuelles, importance conséquente de la lucidité comme socle, soit d’une résignation stoïcienne, soit de la fabuleuse adaptabilité de cette Vie qui « trouve toujours un chemin » (sic), voilà les ingrédients susceptibles de reconduire dos à dos les alternatives postcapitalistes et la société de consommation comme les deux faces de la même résignation « réaliste ». Que les opérateurs de pensée qui sous-tendent l’effondrisme servent, pour les uns, à motiver l’aménagement de la fin d’un système et, pour les autres, à en justifier la légitimité, au fond, peu importe : ces opérateurs de pensée incitant les uns et les autres à pousser de part et d’autre du même mur, ils le maintiennent d’autant mieux en place.

Il reste à se demander, au fond, pourquoi cet étrange équilibre se fait à l’avantage du capital – en apparence du moins. La réponse est d’une remarquable simplicité : parce que le désir est la force motrice, l’élan de la société de consommation. Celle-ci en épouse la forme et s’y adapte, au point d’en devenir – fallacieusement – l’expression même. Le capital, parce qu’il doit être compris comme finalité sans fin, « automoteur », élan perpétuel, épouse la structure fondamentale du désir. C’est l’une de ses plus grandes forces.[59] La circularité entre la clôture totalisante, l’exaltation de l’identité et la dissimulation de l’arbitraire d’un système forme une boucle où ne circule rien d’autre, finalement, que le désir se désirant lui-même.

Pourquoi donc le capitalisme est-il si difficile à ne pas désirer ? – parce qu’il se fonde sur une architecture des désirs, parce qu’il a réussi à se donner pour le système économique du désir. C’est la nature même de la consommation que de synonymiser le désir. Si la société de consommation agit comme un parasite, on peut identifier son hôte ; parce qu’elle agit comme un parasite, son hôte subit la même action sclérosante. De fait, ce parasitage s’opère comme un appauvrissement de ce que l’on entend par « désir » dans le strict cadre de ce qu’exige la société de consommation, et qui

renvoie à une image de l’existence humaine qui a commencé par apparaître d’abord dans le monde du nord de l’Atlantique, autour de la période de la révolution industrielle : une image qui montre que ce que font les hommes hors de leur lieu de travail consiste avant tout à détruire des choses ou à les utiliser jusqu’à la corde. Il est particulièrement facile de percevoir l’appauvrissement que cette image introduit dans nos manières coutumières de parler des sources fondamentales du désir humain et de sa gratification, quand on les compare à la façon dont les penseurs occidentaux antérieurs ont évoqué ces mêmes questions.[60]

Dès lors donc que notre activité toute entière, en dehors de notre participation à la production, est réduite à l’acte de consommation, non seulement nous devenons des êtres voués à accomplir l’usure et la destruction des choses et à en retirer une jouissance, mais il y a pire : nous ne pouvons guère plus désirer que cet état de fait, puisqu’il devient inconcevable, en vertu même de la définition du désir, de le ressaisir en dehors de l’idée maîtresse de la consommation-destruction. Il y a là une logique de l’auto-affectation dont il est très difficile de sortir, précisément parce que l’on ne peut écarter complètement les caractéristiques fondamentales du désir comme auto-affectation d’un sujet, toujours remise sur le métier, toujours projetée vers un support libidinal de type « objet+1 », c’est-à-dire celui qui nous manque encore, et dont nous manquerons toujours ; non pas parce qu’il n’est pas – c’est une évidence – possible de tout posséder, mais parce qu’il n’est pas possible de ne plus désirer… à moins, justement, de mourir.

La consommation se transfigure donc dans la destruction. C’est là qu’elle prend son sens. Le stockage, la stabilisation, la durabilité sont des supports d’angoisse, car ils évoquent la possibilité du manque, la fixité mortifère. Dans la destruction au contraire, les objets sont là par excès et témoignent donc de la richesse, et c’est de ce rapport à l’excédent dont s’empare le capitalisme, puisqu’il a la prétention d’être le système économique générant le plus de richesse et d’abondance. Les structures définitoires du capitalisme peuvent donc être comprises comme une interminable « fuite en avant », l’histoire paradoxale d’une force inarrêtable qui, parce qu’elle ne peut cesser de s’exercer, et de s’exercer toujours davantage pour ne pas disparaître, doit justement donner lieu à une société de la consomption, une « société qui écarte toute valeur durable au nom du cycle sans fin de l’éphémère », « une société du sacrifice et de la destruction[61] ». La jouissance dans la destruction est consubstantielle de la société de consommation, et donc consubstantielle du fonctionnement même du désir. C’est ce dispositif qui conduit à penser que « se libérer du capital, c’est se libérer du désir[62] ».

Conclusion : contre la morale de la réactivité, faire éclater la fable partagée

Si donc la captation des désirs postcapitalistes opère au point de rendre crédible l’impossibilité de sortir du système capitaliste, c’est que la société de consommation confisque la notion même de désir. Il faudrait alors résister à cette confiscation, reconquérir des espaces de liberté dans un territoire saturé par le mètre étalon du consommable, tirer le fil d’arpentage sur quelques zones de désirs à défendre, et y bricoler des barricades, faites de bric-à-brac d’idées et de liens, d’espoirs et de forces vives. Parce qu’il n’y a pas, au fond, de petite victoire, que chaque pouce de terrain compte, et qu’au final, tant que l’aliénation n’est pas totale, elle n’a pas encore véritablement gagné. Notre humanité ne nous est pas ravie, et il n’est qu’à souffler sur les braises pour qu’une utopie renverse les logiques mortifères et grippe les rouages du capitalocène. Du moins peut-on, peut-être, l’espérer.

Sur l’intention, rien à redire. Mais, quitte à admettre un parasitage des structures du désir par la société de consommation, rien ne force à jouer son propre jeu en la considérant comme ce Béhémoth face auquel on ne pourra, finalement, que céder. Résister à l’inéluctable, ce n’est, au fond, qu’en repousser l’échéance. Mais peut-être faudrait-il voir les choses autrement. Que la cybernétique capitaliste de production-consommation forme un réseau effroyablement étendu, terriblement efficace à s’imposer dans les esprits comme le meilleur système possible est une chose. Qu’il faille lui céder la validité de son auto-naturalisation[63] en est une autre. Bien évidemment, rien ne sert de nier la puissance colossale des forces du capitalisme. Quitte à reboucler un instant sur notre point de départ, la simple évocation de ses nuisances effectives – sans parler de son potentiel de nuisance – est suffisant à démontrer que l’industrialisation globalisée et la mise au pas du monde entier aux impératifs de rentabilité qui lui sont associée font du capitalisme néolibéral un adversaire de taille. Le monstre ne se laissera pas rendre obsolète sans remuer.

Or, obsolète, il l’est. Sur tous les points précédemment évoqués. Et c’est peut-être là l’une des clés. En parasitant la structure fondamentale du désir, la société de consommation se donne peut-être l’atout qu’exprime le réalisme capitaliste : l’impossibilité d’imaginer ou, du moins, de désirer « assez » autre chose que ce qui se donne pour l’économie même du désir. Seulement voilà, le parasitage consumériste du désir, au moment même où il noue une boucle totalisante sur laquelle se fonde l’hégémonie du capital, témoigne avec force du revers de la médaille, car l’auto-affectation a beau avoir l’avantage de se suffire à elle-même, elle a aussi un prix : le désir se désirant lui-même n’est guère bon qu’à se perpétuer lui-même. Et, au fond, c’est bien la seule chose que produit réellement la société fondée sur les principes de la croissance, de la consommation, de la productivité et de la circulation : sa propre perpétuation, sa propre reproduction. Sa propre fuite en avant. Si la société de consommation est pour Baudrillard un mythe autophage, c’est finalement bien en ce sens-là : elle est une créature qui se mange elle-même, puis s’excrète elle-même pour se redévorer à nouveau, et ceci sans fin, sans quoi elle mourrait d’inanition – ou de congestion.

Cela, les plus farouches adeptes du système capitaliste l’ont très bien intégré. Ils ne visent d’ailleurs pas la croissance en vue de produire de la richesse réelle, tangible, comme une augmentation générale du niveau de vie par exemple – non, ils visent la croissance pour elle-même. La croissance est mesurée comme une valeur intrinsèque : elle n’est pas un moyen en vue d’une fin, elle est la fin de toutes les fins[64].

Tout ceci pour dire qu’il y a peut-être lieu d’ajuster le cadrage. Sans doute gagnerait-on beaucoup à renverser la scénographie de la résistance et la morale de la réactivité. On ne résiste pas au capitalisme en cherchant à le dépasser, on est déjà en train de le dépasser effectivement. Le capitalisme réagit aux alternatives tout autant que les alternatives « réagissent » au capitalisme : les forces en présence ne sont peut-être pas si déséquilibrées qu’il n’y paraît. C’est ici que l’analyse de l’interaction entre le postcapitalisme et le réalisme capitaliste comme le lieu où s’opère la récupération du premier par le second nous paraît être particulièrement éclairante. Ce n’est qu’au prix d’efforts considérables pour tisser la trame narrative d’un monde englobant, conquérant et sans visage auquel on ne peut que lutter, localement, à la mesure de ses propres moyens (idéalement réduits aux stricts moyens individuels), pour créer ce rapport entre lui et ce qui n’est pas lui que le système capitaliste parvient à neutraliser et à phagocyter ses adversaires.

C’est l’une des idées les plus fécondes de Fisher : le spectre d’un monde qui pourrait être libre[65]. Ainsi, ce qui explique l’émergence du réalisme capitaliste, c’est la « nécessité de devoir constamment déjouer l’émergence potentielle du postcapitalisme[66] ». Ce à quoi le capitalisme, justement, dépense énormément d’énergie. Si, dans la bataille entre néolibéralisme et contre-culture, il faut effectivement compter avec la marchandisation de ces modes d’existence alternatifs qui proposent de dépasser le capitalisme, alors, à l’inverse, il faut aussi voir le néolibéralisme comme l’appareil de lutte contre cette coulée de magma bouillonnant sous la surface. Aussi peut-on se poser la question : « Et si le succès du néolibéralisme n’était pas révélateur de l’inéluctabilité du capitalisme, mais un témoignage de l’échelle de la menace suscitée par le spectre d’une société qui pourrait être libre[67] ? »

Les signes ne manquent pas. Il y a la répression, bien sûr, lorsque la menace devient trop visible, trop proche de réussir. La puissance publique, courroie de transmission des intérêts du capital, révèle ainsi cette contradiction criante : « plus elle affirme, menaces de destruction à l’appui, qu’elle ne peut tolérer sur son territoire un espace qui fabrique d’autres mondes, plus elle dévoile sa faiblesse[68]. » Et le caractère écocide d’être ainsi assumé, lorsqu’on étouffe si violemment ces autres mondes en expérimentation qui cherchent à intégrer des principes écologistes.

Mais avant les murs de boucliers et les grenades de désencerclement, il y a l’autre obstacle à la bifurcation historique : le « travail constant de l’hégémonie pour configurer imaginaires et sensibilités[69] », par lequel il s’agit de distribuer les trajectoires de la peur, de l’appréhension, de l’indignation, de la colère, bref, des affects qui conduisent à l’action. Les multiples formes et affluents du désir, qui recouvrerait alors un sens plus complet.

Au moment de conclure, il est intéressant de revenir, avec Lordon, sur notre question de départ : « Comment comprendre que la claire figuration du désastre soit si incapable d’en empêcher l’advenue, puisque cet empêchement ne dépend que de nous[70] ? » D’après l’économiste, il s’agit de parvenir à transfigurer les idées simplement idéelles en idées affectantes. Car, pour lui, « [n]ous sauver de la catastrophe, c’est parvenir à empuissantiser – à temps – les idées vraies mais impuissantes de la science climatique[71] », et, si cela n’est pas encore advenu, c’est, réciproquement, que « la pensée du désastre n’est pas encore passée à l’état de figuration, c’est-à-dire d’imagination – d’images vives[72]. » Pour Lordon, en effet, la politique est affaire d’idées affectantes, qui, parce qu’elles sont entremêlées à des images vivaces, motivent l’action, suscitent la révolte, alimentent le changement. Peut-être. À condition toutefois de garder à l’esprit que c’est là que la mise en récit entre en jeu comme processus actif – ou, plus précisément, comme nécessaire terrain d’appropriation.

En suivant le chassé-croisé des imaginaires nourrissant le système-monde du capitalisme et les mondes alternatifs qui cherchent à le dépasser, alors justement que la nécessité de ce dépassement est de plus en plus urgent au regard de la question climatique, nous avons voulu suggérer l’idée que la neutralisation des désirs postcapitalistes n’était, au fond, qu’une stratégie d’assèchement, de silenciation, d’intimidation, portée par le nouveau grand récit qui s’est tissé autour du réalisme capitaliste – et dont il est bon de rappeler que, s’il se retrouve diffusé même au sein de la nébuleuse des expériences alternatives, il sert avant tout des intérêts de classe. Aussi, n’oublions pas que la fable totalisante de Baudrillard n’est qu’un seul aspect de l’histoire et que, même si le réalisme capitaliste a réussi, en quelque sorte, son opération de parasitage en épousant et en récupérant les énergies libidinales de ce qui cherche à advenir après et contre lui, il est loin d’avoir remporté la partie. Comme l’écrit si bien Fisher, dans l’ébauche d’Acidcommunisme, son dernier projet d’ouvrage :

Des formations sociales réelles sont conditionnées par les formations potentielles dont elles visent à empêcher la réalisation. L’empreinte laissée par un « monde qui pourrait être libre » peut se deviner dans les structures mêmes du monde réaliste capitaliste qui rend la liberté impossible[73].

Si le capitalisme a un besoin si vital de dévorer, de mâcher, de briser et de digérer ce « spectre », c’est qu’il le ronge déjà profondément de l’intérieur. Ce monde libre qui partout gronde et sourd, dans toutes les fissures d’un système totalement voué à sa propre perpétuation, l’attaque, vague après vague, et l’érode, inexorablement.

Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s’ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l’astre, par cette matinée de jeunesse, c’était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre[74].

  • [1] Lordon Frédéric, « There is no alternative », in La pompe à phynance, 7 juillet 2022, URL : https://blog.mondediplo.net/there-is-no-alternative, consulté le 22 mars 2024.
  • [2] Voir la définition complète du secteur sur le site de l’UNIPSO : https://www.unipso.be/spip.php?rubrique118, consulté le 3 avril 2024.
  • [3] Wright Erik Olin, Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2020, p. 58.
  • [4] Ibid., p. 59, propositions 1, 3, 5, 6, 8 et 7, respectivement. La première partie du livre, consacrée au diagnostic et à la critique, se résume à un long chapitre intitulé « Pourquoi le capitalisme est si nuisible ? », et remplit exactement l’objectif poursuivi par Wright : « jeter les bases empiriques et théoriques qui sont censées nourrir les visions égalitaristes et démocratiques radicales d’un monde social alternatif. » Ibid., p. 12.
  • [5] Ibid., p. 22.
  • [6] Ibid., p. 381.
  • [7] Voir Ibid., pp. 376-380.
  • [8] L’objectif est défini clairement dès les premières pages du livre : « Au lieu de domestiquer le capitalisme en imposant une réforme par le haut ou de briser le capitalisme par le biais d’une rupture révolutionnaire, l’idée centrale consiste à éroder le capitalisme en construisant des alternatives émancipatrices dans les espaces et les fissures des économies capitalistes et en luttant pour défendre et étendre de tels espaces. » Ibid., p. 9.
  • [9] Voir Wright Erik Olin, Utopies réelles, op. cit., pp. 39-46.
  • [10] Voir Ibid., pp. 21-22.
  • [11] Graeber David, Possibilités. Essais sur la hiérarchie, la rébellion et le désir, Paris, Payot & Rivages, 2023, p. 128.
  • [12] Fisher Mark, Désirs postcapitalistes, Toulouse, Audimat Éditions, 2022, p. 34.
  • [13] Les dynamiques qui sous-tendent l’évolution d’une société vers un changement de paradigme sont incroyablement complexes, et nous n’avons pas la prétention de discerner ce qui fonctionne ou non.
  • [14] Fisher Mark, Le Réalisme capitaliste. N’y a-t-il aucune alternative ?, Paris, Genève, Entremonde, 2018, pp. 7-8. On trouve bien la phrase sous la plume de Jameson, mais comme une formule rapportée, et il l’attribue à un sujet indéfini (« as someone has observed »). Voir Jameson Fredric, Archaeologies of the Future. The Desire Called Utopia and Other Science Fictions, Londres, New York, Verso, 2005, p. 199.
  • [15] Fisher Mark, Le Réalisme capitaliste, op. cit., p. 8. Outre le texte de Fisher, on trouvera également diverses formulations de la même idée sous la plume de nombreux autres auteurs. Pour un échantillon issu du corpus ayant soutenu la présente étude, voir par exemple Lordon Frédéric, Les affects de la politique, Paris, Éd. du Seuil, 2016, pp. 129-130, David Graeber, « Préface », in Lindgaard Jade (dir.), Éloge des mauvaises herbes. Ce que nous devons à la ZAD, Paris, Les Liens Qui Libèrent, 2020, p. 13, ou Wright Erik Olin, Utopies réelles, op. cit., pp. 18-20.
  • [16] Wright Erik Olin, Utopies réelles, op. cit., p. 11.
  • [17] Lordon Frédéric, Les affects de la politique, op. cit., p. 129.
  • [18] Fisher Mark, Désirs postcapitalistes, op. cit., p. 281.
  • [19] Fisher Mark, Désirs postcapitalistes, op. cit., p.245. Voir Ibid., pp. 272 et suiv. pour quelques éléments de récit ayant trait à la lutte des classes.
  • [20] Baudrillard Jean, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970, p. 24. Ainsi, pour Baudrillard, dès 1970, « [n]ous sommes au point où la “consommation” saisit toute la vie, où toutes les activités s’enchaînent sur le même mode combinatoire, où le chenal des satisfactions est tracé d’avance, heure par heure, où l’“environnement” est total, totalement climatisé, aménagé, culturalisé. » Ibid., p. 23.
  • [21] Voir Ibid., pp. 42-47.
  • [22] Fisher Mark, Désirs postcapitalistes, op. cit., p. 206.
  • [23] Baudrillard Jean, La société de consommation, op. cit., p. 126. On peut également lire, un peu plus loin que « la “redécouverte” de la Nature, sous forme de campagne réduite à l’état d’échantillon encadré par l’immense tissu urbain, […] est en fait un recyclage de la Nature. C’est-à-dire non plus du tout une présence originelle, spécifique, en opposition symbolique avec la culture, mais un modèle de simulation, un consommé de signes de nature remis en circulation, bref une nature recyclée. » Ibid., p. 150.
  • [24] Ibid., p. 73.
  • [25] Ibid., p. 75.
  • [26] Ibid., p. 315. Le second volet de la quadrilogie Matrix assumera pleinement son héritage baudrillardien lors de sa scène finale, où l’Architecte de la simulation informatique qui asservit l’humanité aux machines révèle à Néo, l’Élu censé libérer le monde de l’emprise du simulacre, qu’il a en réalité toujours été intégré au dispositif d’asservissement – il n’est lui-même, en tant que figure du sauveur et incarnation d’un autre monde possible, qu’un autre dispositif de contrôle.
  • [27] Ibid., p. 289.
  • [28] Notons bien que, comme tout luxe, celui-ci n’est pas également distribué en fonction d’autres critères que celui de la simple richesse matérielle. Voir à ce propos Gay Amandine, « La crise d’une utopie blanche ? », in Éloge des mauvaises herbes, op. cit., pp. 157-166.
  • [29] Ce en quoi il aura peut-être raison, ironiquement.
  • [30] L’Empire est un concept qui abolit toute limite spatiale et temporelle, et dont le pouvoir s’exerce à tous les niveaux du monde social : « Non seulement l’Empire gère un territoire et une population, mais il crée aussi le monde réel qu’il habite. Non content de réguler les interactions humaines, il cherche aussi à réguler directement la nature humaine. L’objet de son pouvoir est la vie sociale dans son intégralité, de sorte que l’Empire représente en fait la forme paradigmatique du biopouvoir. ». Hardt Michael et Negri Antonio, Empire, Paris, 10/18, 2004, p. 19.
  • [31] Graeber David, Possibilités, op. cit. pp. 112-113.
  • [32] Ibid., p. 114.
  • [33] Il faut d’ailleurs ici signaler la récursivité de sa réduction de la critique de la société de consommation comme simple antifable complémentant – complétant – la fable dominante. Car, si tel est le cas, alors la dénonciation de la critique comme antifable – soit la critique de la critique – est une méta-antifable, et, conséquemment, soit le problème est résolu et la critique, pour ainsi dire, « tombe », soit il faut admettre que le problème se rejoue au niveau méta, et alors toute critique est effectivement vaine, ce qui questionne fortement le sens de la démarche de Baudrillard lui-même : à quoi bon fournir à la fable consumériste l’antifable dont elle a besoin ?
  • [34] Fisher Mark, Désirs postcapitalistes, op. cit., p. 180.
  • [35] Pieiller Évelyne, « La réaction, c’était mieux avant », Le Monde diplomatique, août 2023, p. 3.
  • [36] Chacun ira ici de sa petite référence. Pour un travail très complet sur la question, voir Kyrou Ariel, Des imaginaires du futur, Chambéry, Éd. ActuSF, 2023, notamment aux pp. 60-120 pour l’analyse de nombreux exemples de ce croisement entre la réalité et la fiction sur le terrain des technologies numériques.
  • [37] Ibid. p. 378.
  • [38] Carabédian Alice, Utopie radicale. Par-delà l’imaginaire des cabanes et des ruines, Paris, Éd. du Seuil, 2022, p. 76.
  • [39] Ibid., pp. 78-79.
  • [40] Ibid., pp. 80-81.
  • [41] Profitons-en pour rappeler ici que « [l]e terme “consommer” dérive du verbe latin consumere qui signifie  “se saisir ou prendre complètement”, et de là, par extension, “manger entièrement, dévorer, dilapider, détruire ou dépenser” ». Graeber David, Possibilités, op. cit. p. 115.
  • [42] On serait tenté d’ajouter : de la culture dominante, mais dans ce cas, il s’agirait d’un pléonasme.
  • [43] Fisher Mark, Désirs postcapitalistes, op. cit., p. 282.
  • [44] Fisher Mark, Désirs postcapitalistes, op. cit., p. 279.
  • [45] Idem.
  • [46] Idem. À propos de ce que l’on appelle la mélancolie de gauche, voir Marion Nicolas et Tverdota Gábor, « Mélancolie de gauche, enquêtes ouvrières et éducation permanente », Cahiers du GRM, Cavazzini Andrea et Javier Antoine (dir.), « Archéologie du passé, mélancolie du présent – I », n° 13, 2018.
  • [47] Morel Darleux Corinne, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Paris, Éd. Libertalia, 2019, p. 58.
  • [48] Ibid., p. 39.
  • [49] Ibid., p. 62.
  • [50] Ibid., p. 59.
  • [51] Ibid., p. 54.
  • [52] Ibid., p. 66.
  • [53] Ibid., p. 56.
  • [54] Zitouni Benedikte et Thoreau David, « Contre l’effondrement : agir pour des milieux vivaces », L’entonnoir, décembre 2018, URL : https://www.entonnoir.org/author/benedikte/ , consulté le 14 mars 2024.
  • [55] Idem.
  • [56] Idem.
  • [57] Idem.
  • [58] Lordon Frédéric, Les affects de la politique, op. cit., pp. 129-130.
  • [59] Fisher Mark, Désirs postcapitalistes, op. cit., p. 194.
  • [60] Graeber David, Possibilités, op. cit. pp. 118-119.
  • [61] Ibid., p. 117. Baudrillard emploie les exacts mêmes termes, pas loin de cinquante ans plus tôt : « la destruction (symbolique, institutionnelle, etc.) est vouée à devenir une des fonctions prépondérantes de la société post-industrielle. » Baudrillard, La société de consommation, op. cit., p. 56.
  • [62] Fisher Mark, Désirs postcapitalistes, op. cit., p. 331.
  • [63] À ce stade, on pourrait plutôt dire qu’il est fétichisé, en réalité. Le fétiche, c’est ce concept qui naît à l’occasion de la confrontation de deux mondes en apparence difficilement compatibles, en tant que manière, pour l’un, de comprendre l’autre comme différence radicale au moment même où il ne peut assumer le risque de voir dans cet autre monde une similitude fondamentale avec lui. Ainsi par exemple les colons occidentaux durent-ils mettre à distance, rendre étrange et surprenant l’arbitraire du désir et de l’intérêt qu’entretenaient les indigènes avec certains objets qu’eux-mêmes considéraient comme banals ou sans valeur. Ce faisant, ils établirent comme référence indiscutable leurs propres cartographie du désirable, leurs propres goûts (pour l’or et les pierres précieuses plutôt que pour des « babioles ») afin de rendre, par contraste, étrange ce qui, précisément, apparaissait comme trop familier : la crainte de châtiments terribles si l’on ne respecte pas le fétiche évoquant sans doute un peu trop, par exemple, le rapport entretenu avec l’arrière-fond des valeurs chrétiennes ou des lois du marché. Voir Graeber David, Possibilités, op. cit. p. 236
  • [64] D’où la « bullshitisation » de tant de secteurs de production, d’où les absurdités phénoménales générées par une société gouvernée par le principe sacro-saint de l’audit et de la prédictibilité algorithmique, etc.
  • [65] Voir Fisher Mark, Désirs postcapitalistes, op. cit., p. 141.
  • [66] Ibid., p. 142.
  • [67] Ibid., p. 362.
  • [68] Lindgaard Jade, « Pour la ZAD et tous ses mondes », in Éloges des mauvaises herbes, op. cit., p. 25.
  • [69] Lordon Frédéric, Les affects de la politique, op. cit., p. 162.
  • [70] Ibid., pp. 57-58.
  • [71] Ibid., p. 59.
  • [72] Ibid., p. 58.
  • [73] Fisher Mark, Désirs postcapitalistes, op. cit., p. 365.
  • [74] Zola Émile, Germinal, Monaco, Éd. du Rocher, 1993, p. 733.