INTRODUCTION
Le poncif de la « mondialisation heureuse » constitue peut-être l’un des stéréotypes les mieux ancrés des sociétés occidentales contemporaines, sans pour autant que les valeurs sociales et politiques dont il est porteur soient véritablement transparentes. La mondialisation apparaît souvent comme un phénomène inéluctable, inexorablement en marche et auquel on ne peut que consentir, sauf à très vite se voir taxer d’arriérisme, voire être soupçonné d’un nationalisme de mauvais aloi qu’accompagne souvent le fameux danger du « repli sur soi ». Le monde ne doit plus avoir de frontières pour les partisans du marché capitaliste, et – intégration oblige – on serait bien mal venu de douter de la positivité du village global. C’est précisément de cette ambivalence dont nous parlons : suivant les variations du contexte d’énonciation, faire référence au rapport national/international peut générer des attendus sociaux très différents, qui conditionnent eux-mêmes des choix politiques et sociaux très opposés. Du protectionnisme au mondialisme, il y a en effet toute une culture et une approche de l’international qui se jouent et ne cessent de changer de visage, masquant par-là que « dans un certain univers social, le cosmopolitisme prend son sens littéral, l’appartenance aux sommets de la société allant de pair avec une dimension internationale des relations de la personne, de son mode de vie et de ses affaires »[1]
En quoi cette question concerne-t-elle le travail de l’émancipation tel qu’il est porté par les acteurs associatifs des secteurs social et culturel ? Trois raisons essentielles nous semblent devoir être avancées : d’une part, les valeurs d’ouverture multiculturelle, de cosmopolitisme, de solidarité transculturelle et transfrontalière animent énormément de combats de ce travail ; d’autre part, un nombre important de contradictions et d’inégalités socio-politiques liées à cette thématique touchent directement les publics de ces mêmes associations. Enfin, une réalité telle que la xénophobie (forte ou légère) d’une partie de la population, notamment en Belgique, nous semble également (en partie) liée à des mécanismes distinctifs de la société mondialisée. Là où le contexte libéral, de gauche comme de droite, associe quasi systématiquement la mondialisation à quelque chose de positif et d’émancipatoire, la difficile réalité quotidienne d’un nombre important de citoyens qui en subissent les effets directs peine à être reconnue, sans jamais, d’ailleurs, que soit admise la nature précise de cette intégration-dans-la-société-mondialisée : celle d’être un privilège de classe. Pire, là où les heureux bénéficiaires de la société internationale, tels que les travailleurs expatriés, par exemple, sont vantés, salués, encouragés, ses déficitaires directs, à savoir les réfugiés, les classes populaires et ouvrières, les divers migrants, etc., sont souvent discriminés, parfois mal vus, associés à une menace sociétale et culturelle instrumentalisée par de nombreuses positions politiques. Derrière cette mondialisation à deux vitesses, il y a donc un partage inégalitaire des privilèges de l’international. Comme le dit bien Anne-Catherine Wagner,
[a]lors que la globalisation des échanges est souvent envisagée comme un processus purement économique et financier, il faut rappeler que dans ce mouvement se jouent aussi des rapports sociaux de domination. Les travailleurs manuels et une partie de la petite bourgeoisie subissent les effets des politiques néolibérales conduites au nom du mythe de la « globalisation ». Inversement, la position des fractions des classes dominantes dont les intérêts sont liés à l’internationalisation des échanges se trouve renforcée […].[2]
La question que nous aimerions poser, dès lors, est donc celle-ci : sommes-nous tous égaux face à la mondialisation ? La mondialisation n’opère-t-elle pas, elle aussi, avec une logique distinctive de classe ?
Cette analyse entend donc proposer des éléments de réflexion qui mettent en perspective les mécanismes de ce paradoxe cosmopolitique qui, sur base d’un double standard culturel, distingue dominés et dominants dans la société globalisée: saluer la migration des nantis, mais fustiger la migration des démunis ; exalter l’absence de frontières économiques, mais exacerber les frontières nationales ; rêver d’un monde où le riche est « toujours chez lui », mais mettre tout en œuvre pour que le pauvre ne soit chez lui nulle part. Nous tenterons donc d’analyser, dans un premier temps, ces deux internationales et leurs figures incarnées. Nous tenterons ensuite de voir si à ce cosmopolitisme sans couleur de la société capitaliste peut être opposé une compréhension politique de cette perception du monde.
L’INTERNATIONALE DES RICHES, DES PAUVRES : QUEL RAPPORT AU MONDE ?
Comme capital social et culturel
Si le cosmopolitisme est depuis longtemps un patrimoine de la classe bourgeoise, il n’en est rien des classes populaires. Vanter la beauté de l’être-citoyen-du-monde semble plus facile pour une personne bien intégrée au monde du libre-échange qui, « supposé « pacifiste », apparaît sous la forme avenante, « ouverte », « xénophile », des bourses Erasmus, des ONG, de colloques internationaux ou du tourisme international au sein du « village planétaire » »[3]. En revanche, quand il n’apparaît pas déjà comme ce privilège des plus fortunés, ce qui arrive par la mondialisation est souvent vecteur, en milieu populaire, de craintes aigues : le vol du travail, la perte des références culturelles, l’exigence de compétences linguistiques nouvelles, etc. Autant d’éléments qui témoignent d’une distinction très active dans le rapport à la société internationale. Cette culture d’ouverture au monde (non négative a priori), sans cesse exigée des plus démunis, rappelle aussi que les compétences et la culture de l’international demandent, pour être maîtrisées, des moyens financiers et des introductions souvent trop importants pour être accessibles aux milieux paupérisés.
Cette culture internationale fonctionne indéniablement comme une forme de capital culturel et social, dont la transmission occupe une place centrale dans les stratégies éducatives. Des systèmes d’enseignement spécifiquement destinés aux enfants « internationaux », comme le Baccalauréat international de Genève, valorisent la connaissance des langues et des cultures étrangères, non seulement sous leur forme académique, mais sous la forme d’ « expériences sociales », ce qui contribue à les réserver à un petit nombre de privilégiés qui peuvent bénéficier de cette immersion.[4]
C’est ce que Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot désignent comme « l’habitus cosmopolite » des classes bourgeoises, qui ont depuis longtemps favorisé une socialisation endogène au sein de laquelle les liens internationaux ont une place de premier choix :
La personnalité des enfants de la grande bourgeoisie est constituée dans un système éducatif qui privilégie une insertion internationale. L’apprentissage des langues étrangères se fait dès la naissance, avec le recours à des nurses de langue anglaise […]. Plus tard, les écoles prendront le relais. […] Pendant ces années, les jeunes acquièrent un capital précieux de relations internationales, un capital social unique fait de connaissances, de complicités, d’amitiés à travers le monde, au-delà des frontières, des croyances et des langues.[5]
A ces premiers vecteurs de socialisation des privilégiés, s’ajoute la culture de ce milieu familial bourgeois au sein de laquelle on observe voyages et séjours dans des familles de proches vivant à l’étranger, fréquentation de pays étrangers pour les activités mondaines, sportives, culturelles, ainsi qu’un large accès à la villégiature internationale, etc. Capital économique, capital culturel et capital social ont tendance à se renforcer et à tracer une courbe exponentielle de progression sur l’échelle de la domination sociale : inutile de préciser ici trop longuement pourquoi la maximalisation de ces capitaux tend à produire une position dominante dans la société. En revanche, que ces capitaux se renforcent au contact de la société internationale produite par les transformations récentes du capitalisme n’est pas (encore) pleinement évident. Pourtant, ainsi que l’indique la sociologue Anne-Catherine Wagner, « l’international est un nouveau principe de domination, dont a su tirer parti un groupe de managers uni autour de ressources d’autant plus précieuses qu’elles restent relativement rares. Il modifie le mode d’exercice et la définition légitime du pouvoir »[6].
Comme condition économique du marché capitaliste
A cette première épure sociale de ce qu’on peut nommer l’internationale des riches s’ajoute la toile globalisée et pluriterritoriale de la fraude fiscale souvent dévoilée ces dernières décennies par des donneurs d’alertes et autres « leaks » qui animent l’actualité : par-delà la gestion des solidarités nationales qu’incarnent les systèmes d’impôts, l’internationale des riches est aussi celle qui exploite la dissolution des frontières pour faire fructifier un capital au service de cette domination. Cette dérégulation fiscale, loin d’être une externalité malheureuse de la société mondialisée, en constitue plutôt le motif de défense le plus effectif, indiquant pourquoi la mondialisation et le cosmopolitisme d’apparence défendus par les classes privilégiées gagnent à être des valeurs creuses, dont la géométrie variable permet de discriminer les situations selon des intérêts très spécifiques. En plus d’être une culture requise pour cultiver une puissance économique adaptée aux potentiels du marché capitaliste globalisé, ce cosmopolitisme singulier sert aussi d’étalon d’évaluation pour juger certaines réalités sociales. Nous sommes, en effet, souvent amenés à observer qu’aux « écoles internationales » qui se félicitent de la pluralité des nations qu’elles accueillent correspondent les « écoles poubelles » dans lesquelles l’immigration populaire est supposée négativement trop représentée, qu’aux managers internationaux dont l’apparence conforme leur économise beaucoup d’efforts d’intégration répondent les chercheurs d’emploi immigrés et les réfugiés qui, manifestement étrangers, ne cessent de subir des injonctions et des exigences de conformisation aux normes dites « occidentales ». Sous le prétexte d’une capacité cosmopolite à s’intégrer dans toutes les cultures a donc lieu ce partage entre les « exemptés » et les obligés, dont il est attendu qu’ils puissent s’extraire de leur culture propre, quitte à devoir se renier pour cette soumission socialement payante[7].
« La dérégulation des marchés financiers et commerciaux a permis à l’Internationale des riches de vivre enfin à son niveau et à sa guise dans un monde qui est devenu son jardin »[8] : jardin dont il s’agit, s’il faut poursuivre la métaphore, d’exfolier les mauvaises herbes que sont les dominés du monde entier. L’internationale des riches, formée à la fois par les « gouvernements des grandes puissances, des firmes transnationales, des fonds d’investissement et des banques »[9], et par les populations économiquement dominantes (qui, souvent, occupent des places clés au sein des institutions pré-citées)[10] est donc celle du privilège d’être positivement valorisée dans ses aspirations mondialisées et de bénéficier directement de l’unification du monde par le capital. L’atténuation des problèmes posés par une telle réalité passe aussi, précisément, par ce travail de la langue et du vocabulaire dont le terme mondialisation est le symptôme le plus direct : c’est ce que rappelaient très justement Loïc Wacquant et Pierre Bourdieu lorsqu’ils analysaient « la notion fortement polysémique de « mondialisation », qui a pour effet, sinon pour fonction, de noyer dans l’œcuménisme culturel ou le fatalisme économiste les effets de l’impérialisme et de faire apparaître un rapport de force transnational comme une nécessité naturelle »[11].
Comme agent potentiel de division des classes sociales
Qui sont, alors, ceux que regroupent l’internationale des pauvres ? Précisément, il s’agit de ceux qui, bien que sans cesse en devoir d’accepter l’inéluctable mondialisation, n’ont que leur environnement direct comme cadre d’existence, qui n’ont pas ce potentiel de développement en eaux internationales où les lois diffèrent des exercices réguliers du pouvoir, qui n’ont pas les moyens de s’y établir sans devoir fuir les disciplines nationales, ou qui n’ont pas hérité de ce capital culturel et social conforme à l’internationalité du marché. Il s’agit encore de ceux qui pâtissent directement de ce marché globalisé : les travailleurs exploités à faible salaire, ceux aussi dont l’emploi s’envole en même temps que la délocalisation de leur entreprise, ceux enfin dont l’expropriation des ressources et la violence des conflits les conduisent à chercher, ailleurs et en dernière solution, des lieux où gagner de quoi survivre. Il y a enfin le lot de toutes ces personnes qui subissent les doubles discours des « partisans » de la mondialisation (de la sphère politique et médiatique) tout en sentant bien qu’ils en sont exclus, que ce privilège-là ne leur revient pas et qui en expriment le rejet sur ses incarnations les plus directes.
Les étrangers qui, mobiles, sont venus jusque « chez nous », inspirent aussi crainte et peur à ceux qui n’ont pas été socialisés avec ces valeurs du cosmopolitisme bourgeois, renforçant cette transformation des immigrés en cibles directes et éternelles des sélectives injonctions à l’intégration dont nous parlions précédemment. Car la xénophobie d’une partie de la population est – aussi – le reflet de cette incapacité structurelle des classes populaires à trouver une place dans un monde où la réussite sociale est profondément et idéologiquement liée à l’existence internationale, mais où cette dernière est – quasiment – inaccessible à la majorité de la population : les distinctions de classe ont toujours une chance de se dédoubler en conflits entre opprimés, plutôt que de remonter à la surface d’une lutte commune pour l’émancipation. Bien entendu, sous un effet insidieux de diversion, tout conduit à faire de l’étranger précaire la figure du profiteur, de l’assisté, du dangereux communautarien, du « non-souchien »[12] menaçant la culture nationale, sans que soit pour autant inquiétée (ou alors très minimalement) cette internationale cosmopolite des riches qui impacte, pourtant très profondément le quotidien de ces personnes apeurées. Qu’il s’agisse d’un impact par induction de concurrence des pays à bas coûts salariaux, du dumping social, de la course à la productivité que la mondialisation génère, des délocalisations, de la désindustrialisation, de l’évasion et la fraude fiscales, la liste des conséquences importantes de la globalisation des sociétés n’est pourtant pas toujours le motif premier de ceux qui défendent les frontières nationales. Ces publics « populaires » (nationaux, immigrés, démunis, exclus) qui, d’une façon ou d’une autre, subissent cette double contrainte du « cosmopolitisme » de la classe bourgeoise, forment précisément les publics préférentiels et visés par les associations sociales et culturelles, a fortiori celles qui œuvrent en éducation permanente. Qu’il s’agisse de lutter contre les préjugés des uns, de lutter pour une meilleure « intégration » des autres, pour une meilleure compréhension des mécanismes de domination qui les concernent, ou pour plus d’égalité dans la répartition des capacités à faire société aujourd’hui, l’idéal d’émancipation visé par ces initiatives doit être correctement avisé des implicites culturels avec lesquels il fonctionne. En particulier quand le travail porte sur la mixité sociale et la cohabitation de populations aux cultures différenciées[13], il est plus que nécessaire de se donner une compréhension des dominations charriées par les idéaux-types tels que le cosmopolitisme, le monde-village, l’universalisme des cultures, et autres prismes d’analyses du contexte de la société globalisée. Plus fondamentalement encore, s’il faut tirer parti du caractère inéluctable de la transnationalisation de la société contemporaine, et accepter la marche implacable de la mondialisation, l’orientation de celle-ci vers une émancipation des personnes opprimées passe par le travail et l’exercice de solidarités transversales, la mise en chantier d’une internationalisation des luttes, la construction de catégories et de concepts capables d’en déjouer les antagonismes de division construits sur les identités ethnico-nationales afin d’en rétablir une compréhension « classiste » et sociale. Comme l’indique Frédéric Lordon, « ce n’est que lorsque les salariats nationaux sont soustraits aux rapports antagoniques auxquels les voue le libre-échange inégal que peuvent se déployer des solidarités transversales (transnationales), faisant alors prévaloir la grammaire classiste sur la grammaire nationaliste »[14].
Nous voudrions, justement, conclure notre mise en question sur une compréhension du cosmopolitisme qui fasse droit aux enjeux que nous venons de soulever : comme une perception politique qui polarise un rapport au monde à notre avis capable de servir d’outil conceptuel à une compréhension critique des enjeux mondiaux de l’exploitation sociale, de la domination culturelle, ou de l’instrumentalisation politique.
CONCLUSION : LE LOINTAIN EST LE PLUS PROCHE DE NOUS
Frédéric Lordon que nous citions ci-avant se pose souvent, à tort ou à raison, comme un fervent critique des tenants d’une mondialisation pleine et entière où, à marché mondial, ne pourraient répondre que gouvernement et institutions mondiales. Dans un texte publié sur Les blogs du Diplo en avril 2015, dans lequel il revient sur la crise grecque, on peut lire
Au moins les grands libéraux, qui ont assez souvent l’intelligence du cynisme, doivent-ils bien rire quand ils ont réussi à faire avaler à quelques gogos sociaux-démocrates que pour résoudre les problèmes de la mondialisation, il suffit d’attendre la mondialisation des solutions.[15]
L’opposition à la mondialisation capitaliste est porteuse de tellement d’ambivalences qu’il est de fait très difficile de faire la part des choses, et de savoir – au fond – au nom de quoi on entend faire opposition : la gauche comme la droite revendiquent la légitimité d’un internationalisme fondateur et essentiel à leur compréhension du monde sans pour autant que, d’un côté comme de l’autre, soient évitées des positions favorables aux priorités nationales, des formes protectionnistes de gestion économique qui compliquent plus encore un débat déjà épineux. C’est ce que rappelle admirablement Gérard Mauger quand il dit que « le problème nait de l’assimilation ordinaire du « libre-échange » à « l’internationalisme » et du « protectionnisme » au « nationalisme », la revendication d’ »internationalisme » conduisant la gauche à récuser un « protectionnisme » supposé « nationaliste » et par contagion, « xénophobe », sinon, « raciste » donc de droite sinon d’extrême-droite »[16]. L’exploitation du thème de la mondialisation et de la vie à portée internationale devient très vite un terrain glissant où les options politiques ont presque une topologie d’anneau de Möbius : deux positions différentes pour une seule et même surface continue où l’on passe presque instantanément de la gauche la plus pure à la droite la plus dure. La question est souvent très prégnante au sein des milieux militants que croisent les opérateurs et publics du socio-culturel, tant la gauche qu’ils pensent incarner est historiquement, par sa filiation marxiste/marxienne, internationaliste par/de principe. Pourquoi alors s’opposer à la mondialisation des gouvernements, à la construction d’une gouvernance internationale en charge des problèmes mondiaux ? La question est pertinente et n’a, bien entendu, pas qu’une seule réponse. Pour notre part, nous voulons en donner une approche qui convient à la compréhension que nous nous donnons des missions de l’éducation permanente, et aux réserves que nous émettons à l’endroit de ce que nous voudrions désigner comme un cosmopolitisme naïf. Il n’y a pas lieu, bien entendu, de déclarer unilatéralement ce qu’il convient de penser, mais bien d’envisager si, en vertu des éléments soulevés dans notre réflexion, le cosmopolitisme peut (ou non) garder aujourd’hui du sens dans le travail émancipatoire des publics populaires. Si la réponse est positive, il nous restera alors à déterminer de quel cosmopolitisme nous parlons.
La duplicité des internationales que nous analysions dans notre point précédent indique, bien que nous ayons ici trop peu d’espace pour établir pleinement ce constat, combien le fait gouvernemental lui-même est central dans cette distinction de classe, et combien les acteurs de la mondialisation – ceux à qui celle-ci profite directement – sont précisément ceux dont la gouvernance est l’obsession, ceux pour qui le rapport à l’international est déjà une évidence puisqu’ils sont déjà les dépositaires des privilèges que cela suppose. S’il y a donc quelque chose à faire pour transformer cet état de chose inégalitaire, il nous semble que l’initiative ne pourra pas émerger des gouvernements ici mis en cause : « l’ennemi n’est pas l’étranger mais la politique de classe menée par une bourgeoisie financière arrogante et prédatrice, aidée par des gouvernements en symbiose et légitimée par une presse et une majorité d’économistes aux ordres »[17], ainsi qu’argue Jean-Marie Harribey. Malgré un raccourci que nous assumons, il nous semble clair que l’expérience capitaliste comme l’expérience communiste témoignent d’une incapacité quasi systémique des structures gouvernementales à faire de leurs prétentions internationales l’exercice d’une égalité cosmopolite capable d’en éliminer les dominations, au point que ces deux options apparaissent vite être le simple miroir déformé des deux internationales dont nous faisons état dans cet analyse. N’y a-t-il alors rien à sauver ou à exploiter d’émancipatoire dans les perspectives du cosmopolitisme ? Plus directement, y a-t-il matière à garder cette perspective comme outil critique pour faire face aux dominations exercée sur l’internationale des pauvres ? Il nous semble que cette possibilité existe, d’une part, dans une réappropriation du sens que peut revêtir la posture cosmopolite (ce que nous allons tenter d’envisager avec Gilles Deleuze) et, d’autre part, dans les initiatives citoyennes telles que les collectifs, les associations, les réseaux indépendants, etc.
Dans son Abcédaire, à la lettre « G comme Gauche », Gilles Deleuze offrait une perspective à notre avis intéressante pour prendre de la hauteur par rapport à ces interrogations. À la question (en apparence très différente de celle qui nous occupe présentement) « qu’est-ce que c’est « être de gauche », pour toi ? », sa réponse offrait deux notions que nous voudrions reprendre dans notre cadre, car elles nous permettent un référentiel à notre avis congruent aux missions de l’éducation permanente et aux initiatives que nous citions ci-avant. Nous en reproduisons ici le long extrait :
Je vais te dire : je pense qu’il n’y a pas de gouvernements de gauche. […]Au mieux, ce qu’on peut espérer, c’est un gouvernement favorable à certaines exigences ou réclamations de la gauche. Mais un gouvernement de gauche, ça n’existe pas, car la gauche n’est pas affaire de gouvernement. […]C’est, d’abord, une affaire de perception. Ne pas être de gauche, c’est quoi ? Ne pas être de gauche, c’est un peu comme une adresse postale : partir de soi… la rue où on est, la ville, le pays, les autres pays, de plus en plus loin… On commence par soi et, dans la mesure où l’on est privilégié et qu’on vit dans un pays riche, on se demande : « comment faire pour que la situation dure ? ». On sent bien qu’il y a des dangers, que ça va pas durer, tout ça, que c’est trop dément… mais comment faire pour que ça dure. […] Être de gauche, c’est l’inverse. C’est percevoir… On dit que les japonais ne perçoivent pas comme nous. Ils perçoivent d’abord le pourtour. Alors, ils diraient : le monde, l’Europe, la France, la rue de Bizerte, moi. C’est un phénomène de perception. On perçoit d’abord l’horizon. On perçoit à l’horizon. […]En effet, être de gauche, c’est savoir que les problèmes du tiers monde sont plus proches de nous que les problèmes de notre quartier. C’est vraiment une question de perception. Ce n’est pas une question de belle âme.[18]
Il est parfois inutile de s’efforcer de trop reformuler ce qui a pu être dit très simplement, car cette réponse, aussi sobre qu’elle soit, éclaire à notre avis ce qui, du cosmopolitisme, fait sens pour les luttes critiques pour l’émancipation : qu’il est ce qui fait de la gauche une affaire de perception, avant d’être une question de gouvernance et de positions de pouvoir.
Pourquoi le cosmopolitisme est-il, s’il en est, si fondamental à toutes les initiatives qui se donnent pour objectif de s’opposer à l’ignominie des dominations mondialisées ? Parce qu’il s’agit là de la notion clé à partir de laquelle on comprend l’urgence des luttes qu’il y a lieu de mener sur ce terrain aujourd’hui. Dire que les problèmes du tiers-monde sont plus proches que ceux du quartier, ce n’est pas dire qu’il ne faut travailler qu’au tiers-monde, mais c’est envisager que le seuil de l’intolérable, même lointain, concerne plus directement notre devenir proche que l’expérience immédiate de notre quotidien. Plus finement encore, il s’agit de comprendre combien ce qui peut sembler très éloigné de notre condition singulière (la pauvreté pour les nantis, voire pour les classes moyennes, l’analphabétisme pour les instruits, le statut d’étranger pour le national, etc.) est précisément ce par quoi l’émancipation s’envisage.
Cette compréhension politique et auto-positionnelle de la gauche (non pas politicienne, mais bien politique) est à notre avis celle d’un cosmopolitisme dépassant son caractère de privilège hérité. Dans un contexte comme celui du travail associatif avec les publics populaires, il définit ce au nom de quoi il fait sens de percevoir une proximité entre des gens ayant pourtant des origines et des problématiques lointaines. Plus encore, il permet d’envisager les oppressions générées par la mondialisation capitaliste, en ce compris celles que vivent les migrants, réfugiés, travailleurs précaires, sans-abris avec ou sans papiers, comme l’expression la plus proche des dominations auxquelles l’urgence d’un tel travail se mesure. Plus qu’un simple postulat idéologique et qu’une valeur héritée, cette compréhension du cosmopolitisme est un postulat critique qui permet d’envisager notre expérience située dans toute la complexité du monde et de son tracé. C’est un perspectivisme critique que suggère Deleuze : il ne s’agit plus d’être partout chez soi, mais bien d’exercer sa pensée pour se faire soi-même étranger partout.
On ne peut plus guère distinguer l’autochtone et l’étranger, parce que l’étranger devient autochtone chez l’autre qui ne l’est pas, en même temps que l’autochtone devient étranger, à soi-même, à sa propre classe, à sa propre nation, à sa propre langue […].[19]
Cette « résistance au présent » (résister au schéma présent du monde) se confond avec ce que réalisent ceux qui luttent pour l’émancipation des citoyens. Ce recul et la culture de cette posture demandent tout un travail de réflexion, des connaissances et des expériences qui permettent de s’arracher tant que faire se peut à l’unicité de nos points de vue singuliers : d’adopter, en d’autres termes, une nouvelle perspective sur le monde. On peut alors imaginer que, d’une mondialisation « subie », on puisse passer à une mondialisation « agie », où les postures résistantes font place/accompagnent des solutions qui changent les situations concrètes que vivent les opprimés. Tout ce travail peut être amorcé en éducation permanente, où les ateliers divers d’exercice collectif de nos puissances d’agir visent à transformer la société, notamment en changeant la posture que nous adoptons comme acteur du monde. S’il y a donc un cosmopolitisme émancipatoire, il n’est pas gouvernemental : il est perceptif.
- [1] PINÇON, M., PINÇON-CHARLOT, M., « III. Les espaces de la bourgeoisie », dans Sociologie de la bourgeoisie. Paris, La Découverte, 2016, p.64.
- [2] WAGNER, A-C., « La bourgeoisie face à la mondialisation », dans Mouvements, 2003|2 (n°26), p.33.
- [3] MAUGER, G., « Mondialisation, altermondialisme, démondialisation », dans Savoir|Agir, 2012|1 (n°19), p.90.
- [4] WAGNER, A-C., art.cit., p.35.
- [5] PINÇON, M., PINÇON-CHARLOT, M., « III. Les espaces de la bourgeoisie », dans Sociologie de la bourgeoisie. Paris, La Découverte, 2016, p.65.
- [6] WAGNER, A-C., art.cit., p.39.
- [7] Sur ces problèmes envisagés dans le cadre spécifique de Bruxelles, on pourra lire l’intéressant article de VALLET Cédric publié sur Slate : « Bruxelles, je t’aime moi non plus » [En ligne] : http://www.slate.fr/story/74341/bruxelles-paradoxes . De même, un baromètre réalisé conjointement par la RTBF et La Libre en 2013 indiquait que 42% des belges jugent les populations d’origine étrangère comme « mal intégrées », alors même que la plus grande part des populations en question sont des français, parfaitement non-identifiables comme « intégrés » ou « non-intégrés ». Voir https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_barometre-rtbf-la-libre-dedicated-l-integration-en-jugement?id=8009042
- [8] PINÇON, M., PINÇON-CHARLOT, M., « III. Les espaces de la bourgeoisie », dans Sociologie de la bourgeoisie. Paris, La Découverte, 2016, p.76.
- [9] MAUGER, G., « Mondialisation, altermondialisme, démondialisation », dans Savoir|Agir, 2012|1 (n°19), p.91.
- [10] On pourra également, si l’on veut une liste de personnes qui incarnent ces puissantes firmes, consulter l’article du journal Kairos (Nov/Déc 2017, n°32), « Les parasites du royaume…et ceux qui les suivent ».
- [11] P. BOURDIEU, L. WACQUANT, « Sur les ruses de la raison impérialiste », dans Actes de recherches en sciences sociales, Vol.121-122, mars 1998, p.110.
- [12] Cette expression renvoie à la polémique déclenchée par Alain Finkielkraut lorsqu’il désigna, à l’occasion de la mort de Johnny Halliday, les français issus de l’immigration comme des « non-souchiens » supposés absents aux funérailles du chanteur. Voir : http://www.rtl.fr/actu/societe-faits-divers/hommage-a-johnny-pour-finkielkraut-les-non-souchiens-brillaient-par-leur-absence-7791359715
- [13] L’on pourra se référer à notre analyse sur la question : MARION, N., « Tout Mixité est-elle bonne à prendre ? », Publication ARC, 2017. [En ligne] : https://www.arc-culture.be/blog/analyse/mixite/
- [14] LORDON, F., « La démondialisation est ses ennemis », dans Le Monde Diplomatique, n°689, août 2011.
- [15] LORDON, F., « Leçons de Grèce à l’usage d’un internationalisme imaginaire (et en vue d’un internationalisme réel) », dans Les blogs du Diplo, avril 2015, [En ligne] : https://blog.mondediplo.net/2015-04-06-Lecons-de-Grece-a-l-usage-d-un-internationalisme
- [16] MAUGER, G., « Mondialisation, altermondialisme, démondialisation », dans Savoir|Agir, 2012|1 (n°19), p.89-90.
- [17] HARRIBEY, J-M, « Démondialisation ou altermondialisme ? », dans Alternatives économiques, 07/06/2017, [En ligne] : https://blogs.alternatives-economiques.fr/harribey/2011/06/07/demondialisation-ou-altermondialisme#_ftn1
- [18] La transcription du dialogue filmé entre Gilles Deleuze et Claire Parnet est entièrement disponible à l’adresse suivante : https://www.oeuvresouvertes.net/spip.php?article910
- [19] DELEUZE, G., Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p.105.