Les droits collectifs entre État national-social et mouvements sociaux

Droits collectifs et mouvements sociaux

Afin de ressaisir la dimension collective de l’institution du droit social, cette analyse critique l’idée selon laquelle le droit social serait simplement octroyé par l’État à des individus en fonction de leur statut afin de contrer la tendance de l’économie de marché à dénouer tout lien social. Elle invite à remettre au centre de l’attention le rôle que les mouvements sociaux et les conflits qu’ils ont engendrés ont joué dans l’institution du droit social.

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Introduction

Les actions et les recherches menées par l’ARC reposent sur une conception très exigeante des droits culturels compris non pas comme des droits parmi d’autres, à côté des droits civils, politiques, économiques, mais comme la condition de la conquête et l’exercice des autres droits, comme comparables à ce que Hannah Arendt appelait le « droit à avoir des droits ». En ce sens, les droits culturels se conquièrent et s’exercent non pas dans une sphère de la vie sociale séparée des autres mais dans toutes les sphères de la vie sociale, car toutes ces sphères posent des obstacles spécifiques à l’expression d’une identité propre, en entravant par là même la conquête et l’exercice des droits qui leur affèrent. Cette primauté des droits culturels découle du fait de concevoir ces droits comme des droits collectifs par excellence : leur existence est le ressort de la constitution d’une collectivité qui en vient en retour à se structurer à travers leur formulation. Il s’ensuit que, si les droits culturels sont la condition pour la conquête et l’exercice des autres droits, alors il faut aller jusqu’à affirmer que, dans une certaine mesure, tous les droits ne sont effectifs que pour autant qu’ils sont des droits collectifs, y compris les droits dits individuels.

Cette conception des droits culturels mérite d’être soutenue par une réflexion de grande ampleur sur la notion même de droit, sur les sources du droit, sur la fonction de l’État dans l’institution du droit, sur la place des citoyens à l’égard du droit. Afin de jeter les bases d’une telle réflexion, dans cette analyse nous nous pencherons sur le droit social, en tant qu’il constitue la figure classique d’un droit collectif. Le droit social inclut en particulier le droit du travail et le droit de la sécurité sociale. Nous montrerons que, pour pouvoir véritablement saisir le droit social comme un droit collectif, il faut rompre avec l’idée selon laquelle le droit social serait octroyé par l’État à des individus en fonction de leur statut afin de contrer la tendance de l’économie de marché à dénouer tout lien social. Il faut au contraire prendre en compte du rôle que les mouvements sociaux et les conflits qu’ils ont engendrés ont joué dans l’institution du droit social, car seul ce rôle permet de comprendre la dimension collective et, par-là, universaliste, du droit social.

Le droit social est-il octroyé par l’État à des individus ?

D’où vient l’idée selon laquelle le droit social serait octroyé par l’État à des individus en fonction de leur statut ? Presque toute la pensée politique moderne essaie de rendre compte de la progressive inclusion dans l’État des attachements primaires des individus, c’est-à-dire des liens qui définissent leur identité, leurs droits et leurs devoirs en fonction de leur appartenance à des communautés « particulières », telles que la famille, le voisinage, le village, l’atelier, etc. À la pluralité des droits particuliers engendrés par ces appartenances dans la période médiévale, le surgissement de l’État moderne oppose l’unité abstraite du droit étatique, fondée sur sa validité en principe universelle. Ainsi, cette intégration dans le droit étatique est censée libérer les individus de leurs attachements primaires en rendant possible le surgissement de droits dont tous les individus sont les titulaires et peuvent se réclamer.

Il faut en même temps souligner que cette universalité du droit est immédiatement frappée par un retour à la particularité. Afin de le comprendre, un détour par la notion de statut est nécessaire. Depuis la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1970, on assiste à ce qu’on pourrait appeler, avec Catherine Colliot-Thélène, une « statutorisation »[1] de la citoyenneté, qui se réalise avant tout par son identification à la nationalité. Au départ, dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la citoyenneté était attribuée en principe à l’humanité tout entière, c’est-à-dire qu’elle était pensée comme universelle. En même temps, l’idée que les droits dont elle permet de bénéficier doivent être garantis par les États (idée qui renvoyait elle-même au postulat que tout individu est citoyen d’un État) rendait la forme étatique inhérente à l’institution de la citoyenneté.

C’est dans le cadre de l’identification de la citoyenneté à la nationalité que l’institution du droit social semble prendre son sens. En effet, alors que les droits de l’Homme et du citoyen étaient formellement fondés sur la nature humaine, c’est-à-dire indépendamment de l’appartenance à un État, les droits sociaux ne sont justifiables qu’en faisant appel à une communauté. Cela rend explicite l’ombre de particularité qui entame déjà l’universalité des droits fondamentaux. C’est en effet parce qu’ils appartiennent à une communauté qui possède une « propriété sociale » supérieure à la somme des propriétés individuelles et rendant celles-ci possibles que tous les citoyens doivent pouvoir bénéficier d’un certain nombre de droits (à un travail digne, à l’éducation, à la santé, au bien-être, etc.), qui ne sont pas réductibles aux droits civiques et politiques. C’est ainsi que se réalise la constitution de l’« l’État national-social ».

En même temps, les droits sociaux sont bel et bien octroyés de manière en principe universelle à tous les citoyens d’un État. C’est précisément l’identification de la citoyenneté à la nationalité qui rend possible une telle universalisation en dépit des différences entre les couches sociales ou les groupes d’intérêt[2]. C’est pourquoi le droit social institue une forme de solidarité et non pas une forme de charité envers les pauvres. Le véritable problème du droit social semble résider plutôt dans le fait que, dans la mesure où les individus bénéficient de droits octroyés en fonction de leur statut, l’État se rapporte à eux comme à des êtres passifs. On peut alors se demander si la mise en place de l’État national-social ne produit pas une passivisation des citoyens en en faisant l’objet de programmes sociaux dont ils ne constituent que les points d’appui et les déclencheurs. De son côté, l’État est compris en termes paternalistes, comme le seul acteur vraiment conscient dans la société. On voit bien que, d’après cette perspective, le droit social se présente comme octroyé par l’État à des individus passifs afin de garantir leur protection contre les tendances « anarchiques » du marché.

Ce qui est intéressant, c’est que ces caractéristiques de l’État national-social, d’abord reconnues et théorisées par ses partisans, sont aujourd’hui reprises à peu près telles quelles par le discours néolibéral. Ce discours exalte les chances offertes aux individus pour récupérer leur autonomie, leur responsabilité, leur créativité, etc. par la dilution et l’effacement des liens où les politiques sociales du XXe siècle les avaient soi-disant renfermés, en les rendant passifs. On voit que le principe même du droit social est ainsi remis en question : les conditions de l’autonomie ne relèvent plus du lien social. Elles redeviennent l’apanage de l’individu[3]. Cette proposition peut être critiquée par la thèse d’origine hégélienne, qui est à la base de toute théorie du lien social, d’après laquelle toute forme d’individualisation ne va jamais sans des formes de collectivisation. Ainsi, en soustrayant les liens sociaux qui peuvent consolider l’individualité de tout un chacun, on enlève à l’individu la possibilité d’atteindre l’autonomie qu’on ne cesse par ailleurs de lui présenter comme la seule valeur indétrônable de notre société.

On voit alors que, en passant des positions des défenseurs de l’État social à celles des néolibéraux, on se limite à changer la place de l’activité et de la passivité dans le rapport entre individus et État : on passe de l’idée d’un État actif face à des individus passifs à celle d’individus qui sont d’autant plus actifs que l’État est passif. Ce qui nous semble crucial est que, dans les deux cas, la dimension collective du droit social se trouve oblitérée à la faveur de l’idée que les droits sociaux sont passivement reçus par les individus suite à l’octroi par un État national-social dont l’action ne consiste qu’en une réaction visant à réguler le système capitaliste.

Le droit social et les mouvements sociaux

Étienne Balibar a dévoilé un impensé qui permet de critiquer les conceptions du droit social que nous venons de présenter. Cet impensé est l’effet du refoulement de toute « perspective d’en bas ». Il en résulte dans la conception du droit social une concession d’« en haut », par l’État, qui suscite une posture essentiellement passive auprès des citoyens. Certes, Balibar lui-même ne cesse d’insister sur le danger de statutarisation propre à la manière dont le droit social a été institué au XXe siècle, ainsi que sur les formes d’exclusion que ce processus a engendrées. Il reconnaît également que ces tendances sont produites par la soumission du droit social au renforcement de l’État national-social dans ses tentatives de contrebalancer la puissance du marché.

Toutefois, l’insistance exclusive sur ces caractéristiques de la citoyenneté sociale efface un élément sans lequel non seulement l’universalité visée par son institution ne peut pas être comprise, mais sans lequel il est aussi impossible de faire face aux défis posés par l’époque actuelle en dépassant l’oscillation entre la réaffirmation, plus ou moins modérée, de la nécessité d’un État social fort et la considération des revendications liées aux droits sociaux comme des formes de lutte vétustes. Cet élément absent est celui du conflit porté par les mouvements sociaux.

L’extension tendanciellement universelle de la citoyenneté sociale, écrit Balibar,

est l’enjeu d’un conflit dans lequel l’État est à la fois juge et partie. Ce qui revient à dire qu’il lui faut assumer en permanence la contradiction de deux objectifs : résister, dans l’intérêt de l’accumulation capitaliste, à la revendication portée par les mouvements sociaux, et utiliser cette revendication, voire la devancer, pour institutionnaliser le consensus social. Aussi la reconnaissance d’une « citoyenneté sociale » tend-elle toujours à privilégier les droits individuels, ou à ramener les droits collectifs à des droits individuels, alors que le mouvement dont elle procède tire son originalité et son efficacité de l’action collective.[4]

 

Cela signifie que l’État, loin de constituer la seule instance active et consciente dans l’institution du droit social, se trouve en réalité contrebalancé dans sa tendance aveugle à obéir aux intérêts de l’accumulation capitaliste par le conflit suscité par les mouvements sociaux. Encore plus subtilement, l’État tire sa propre force des mouvements sociaux, en s’appropriant après coup certaines de leurs revendications pour instituer le consensus social. Les mouvements sociaux constituent donc la source véritable des droits collectifs dans la mesure où ils font exister le collectif qui leur donne une substance. Ils s’inscrivent ainsi en décalage par rapport à la production normative de l’État qui toutefois « récupère » ces droits en les instituant de manière à les individualiser et à en égarer la source collective. Cela revient alors à en déposséder les individus qui, collectivement, qui les ont fait surgir.

Le conflit social en général et plus précisément les luttes de classe occupent une place centrale dans ce processus de légitimation et de consolidation de l’État-nation, qui lui a permis de se perpétuer comme communauté, en surmontant ses propres crises. Les luttes de classes (…) sont paradoxalement le ciment de l’État-nation, qu’elles ne cessent de diviser. Car il n’y aurait jamais eu de politique sociale s’il n’y avait eu de conflit social. (…) On ne comprend rien aux termes dans lesquels se présente aujourd’hui la crise de la citoyenneté sociale, et de la citoyenneté tout court, si on ne remet pas en place cette dialectique d’un siècle et plus.[5]

 

Faisons un pas supplémentaire. Ce qui est oublié en réduisant le droit social à la protection par un État actif d’individus passifs à la merci des mouvements du marché, ce sont les mouvements d’action collective en tant que producteurs d’une universalité qui, alors même qu’elle divise l’État, est réappropriée par lui dans un mouvement qui le décale par rapport à sa propre tendance à se soumettre à des intérêts particuliers. La spécificité du rapport à l’universel des mouvements est due en dernière instance au type de rapport entre individu et groupe que les mouvements sociaux rendent possible.

Quel est ce rapport ? Au début de notre exposé nous avons insisté sur le fait que la naissance de l’État moderne a décloisonné les appartenances à des communautés primaires qui renfermaient les individus dans les bornes figées de droits et devoirs particuliers. Ce décloisonnement a été produit par l’inclusion des individus en tant que sujets de droit dans l’ordre juridique universel de l’État. Toutefois, l’État lui-même a favorisé une fixation du rapport entre individus et État (la statutarisation), en produisant des formes d’exclusion et de normalisation des individus. Or, les mouvements sociaux, en instituant le collectif à travers leur propre action, poussent l’individu vers une subjectivisation de son rapport au collectif. Cela produit une « activation militante » qui maintient en retour le collectif lui-même ouvert, en y inscrivant une dimension d’universalité[6]. En ce sens, c’est au niveau des mouvements sociaux qu’une dynamique de décloisonnement se retrouve au degré le plus pur. Ainsi, dans la dialectique entre État et mouvements sociaux,

 

l’État moderne tend à « individualiser l’individu », mais l’inverse n’est pas exacte : les mouvements sociaux et révolutionnaires ne tendent pas à « collectiviser le collectif », ils tendent plutôt à le subjectiviser, ce qui implique aussi une forte tendance qu’on peut dire « émancipatrice » à associer de façon réciproque la résistance individuelle et la solidarité, la praxis collective .[7]

 

Ce n’est donc qu’en faisant appel à la dimension de l’action collective qu’il est possible non seulement de penser (contre toute passivisation de la citoyenneté) que l’émancipation ne peut qu’être l’œuvre des opprimés eux-mêmes, mais aussi (contre toute individualisation des droits) que l’émancipation n’est effective que lorsque plusieurs individus se donnent réciproquement, c’est-à-dire collectivement, des droits, en allant ainsi au-delà de la simple revendication particulière et en produisant des normes hors-État, quoique ce dernier puisse ensuite se les approprier.

Conclusion

Ces réflexions nous permettent de penser la possibilité de renouveler le droit social, en dépit, indépendamment et même en fonction de la crise actuelle de l’État national-social. Les mouvements sociaux porteurs de l’initiative qui a abouti à l’institution du droit social se situent en effet au niveau « méso-social », c’est-à-dire au-delà de la distinction entre individu et État. On sort ainsi du cercle qui, de la revendication individuelle, mène à l’octroi par l’État et au bénéfice passif de la part du citoyen, et l’on peut saisir une forme d’auto-activation d’emblée collective qui s’oppose aussi bien à la passivisation qu’à l’activation individualiste. À partir de ces considérations sur la source, les ambivalences et les possibilités de relancer, en le défendant et l’approfondissant, le droit social, en tant qu’il est l’effet d’une subjectivisation du collectif, il sera possible de procéder à une analyse des droits culturels comme la condition nécessaire d’une telle subjectivisation.

  • [1] COLLIOT-THELENE, C., La démocratie sans « demos », Paris, P.U.F., 2011, pp. 91-115.
  • [2] Ce qui produit bien entendu une universalité fort limitée. Nous n’affronterons pas ici le problème – gigantesque –­ du statut de l’étranger, sur lequel a coulé beaucoup d’encre philosophique. Voir par exemple AGAMBEN, G., Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, pp. 113-120.
  • [3] La position de la « Troisième voie » constitue la dernière tentative de conjuguer le capitalisme libéral avec une conception interventionniste de l’État. Afin de contrecarrer la prétendue tendance passivisante de l’État Providence, elle formule l’idée d’État social actif, c’est-à-dire d’un État où les individus peuvent bénéficier d’une aide sociale s’ils acceptent, dans un contrat, de répondre à l’injonction d’autonomie qui leur est adressée par les impératifs du marché en profitant de dispositifs d’insertion individualisés. L’activation est ainsi une obligation à laquelle chaque individu est censé répondre, avec des sanctions à la clé, ce qui produit par ailleurs un renforcement des dispositifs de contrôle. Voir TVERDOTA, G., « L’État social actif et ses pauvres. Réflexions sur la dimension culturelles des politiques d’activation », Étude de l’ARC, URL : https://arc-culture.be/blog/publications/letat-social-actif-et-ses-pauvres-reflexions-sur-la-dimension-culturelle-des-politiques-dactivation/
  • [4] BALIBAR, É., Les frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, 1992, p. 118.
  • [5] BALIBAR, É., Droit de cité, Paris, P.U.F., 2002, p. 106-107.
  • [6] Nous avons abordé cette question dans BRUSCHI, F., « Le transindividuel dans la genèse des groupes sociaux », Dissensus, n° 5, mai 2013.
  • [7] BALIBAR, É., La proposition de l’égaliberté. Essais politiques 1989-2009, Paris, P.U.F., 2010, p. 147.